Molière - Opera Omnia >> La Princesse d'Élide |
lemoliere jean-baptiste poquelin chanson texte intégral sourcing comédies historiques joue en prose et le verset LA PRINCESSE D'ÉLIDE Comédie galante PREMIER INTERMÈDE SCÈNE PREMIÈRE RECIT DE L'AURORE
SCÈNE II VALETS DE CHIENS, ET MUSICIENS Pendant que l'Aurore chantait ce récit, quatre valets de chiens étaient couchés sur l'herbe, dont l'un (sous la figure de Lyciscas, représenté par le sieur de Molière, excellent acteur, de l'invention duquel étaient les vers et toute la pièce) se trouvait au milieu de deux, et un autre à ses pieds: qui étaient les sieurs Estival, Don, et Blondel, de la musique du Roi, dont les voix étaient admirables.
LYCISCAS.— Hé! laissez-moi dormir encore un peu, je vous conjure. MUSICIENS.— Non, non, debout, Lyciscas, debout. LYCISCAS.— Je ne vous demande plus qu'un petit quart d'heure. MUSICIENS.— Point, point,debout, vite debout. LYCISCAS.— Hé! je vous prie? MUSICIENS.— Debout. LYCISCAS.— Un moment. MUSICIENS.— Debout. LYCISCAS.— De grâce. MUSICIENS.— Debout. LYCISCAS.— Eh. MUSICIENS.— Debout. LYCISCAS.— Je... MUSICIENS.— Debout. LYCISCAS.— J'aurai fait incontinent.
LYCISCAS.— Eh bien laissez-moi: je vais me lever. Vous êtes d'étranges gens, de me tourmenter comme cela. Vous serez cause que je ne me porterai pas bien de toute la journée; car voyez-vous, le sommeil est nécessaire à l'homme, et lorsqu'on ne dort pas sa réfection, il arrive... que... on est... PREMIER.— Lyciscas! DEUXIEME.— Lyciscas! TROISIEME.— Lyciscas! TOUS ENSEMBLE.— Lyciscas! LYCISCAS.— Diable soit les brailleurs, je voudrais que vous eussiez la gueule pleine de bouillie bien chaude. MUSICIENS.— Debout, debout, vite debout, dépêchons, debout. LYCISCAS.— Ah! quelle fatigue, de ne pas dormir son soûl. PREMIER.— Holà? oh. DEUXIEME.— Holà? oh. TROISIEME.— Holà? oh. TOUS ENSEMBLE.— Oh! oh! oh! oh! oh! LYCISCAS.— Oh! oh! oh! oh. La peste soit des gens avec leurs chiens de hurlements, je me donne au diable si je ne vous assomme: mais voyez un peu quel diable d'enthousiasme il leur prend, de me venir chanter aux oreilles comme cela. Je... MUSICIENS.— Debout. LYCISCAS.— Encore? MUSICIENS.— Debout. LYCISCAS.— Le diable vous emporte. MUSICIENS.— Debout. LYCISCAS en se levant.— Quoi toujours? A-t-on jamais vu une pareille furie de chanter: par le sang bleu j'enrage, puisque me voilà éveillé il faut que j'éveille les autres, et que je les tourmente comme on m'a fait. Allons ho? Messieurs, debout, debout, vite c'est trop dormir. Je vais faire un bruit de diable partout, debout, debout, debout: Allons vite, ho, ho, ho? debout, debout! Pour la chasse ordonnée il faut préparer tout, debout, debout, Lyciscas, debout? Ho! ho! ho! ho! ho. Lyciscas s'étant levé avec toutes les peines du monde, et s'étant mis à crier de toute sa force, plusieurs cors et trompes de chasse se firent entendre, et concertées avec les violons commencèrent l'air d'une entrée, sur laquelle six valets de chiens dansèrent avec beaucoup de justesse et disposition; reprenant à certaines cadences le son de leurs cors et trompes: c'étaient les sieurs Paysan, Chicanneau, Noblet, Pesan, Bonard, et La Pierre. LA PRINCESSE D'ÉLIDE Comédie galante NOMS DES ACTEURS DE LA COMÉDIE LA PRINCESSE D'ÉLIDE : Mlle de Molière
AGLANTE, cousine de la Princesse : Mlle Du Parc CYNTHIE, cousine de la Princesse : Mlle de Brie PHILIS, suivante de la Princesse : Mlle Béjart IPHITAS, père de la Princesse : Le sieur Hubert EURYALE, ou le prince d'Ithaque : Le sieur de La Grange ARISTOMÈNE, ou le prince de Messène : Le sieur du Croisy THÉOCLE, ou le prince de Pyle : Le sieur Béjart ARBATE, gouverneur du prince d'Ithaque : Le sieur de la Thorillière. MORON, plaisant de la Princesse : Le sieur de Molière UN SUIVANT : Le sieur Prévost.
DEUXIEME INTERMÈDE ARGUMENT L'agréable Moron laissa aller le Prince pour parler de sa passion naissante aux bois et aux rochers, et faisant retentir partout le beau nom de sa bergère Philis, un écho ridicule lui répondant bizarrement, il y prit si grand plaisir, que riant en cent manières, il fit répondre autant de fois cet écho, sans témoigner d'en être ennuyé; mais un ours vint interrompre ce beau divertissement, et le surprit si fort par cette vue peu attendue, qu'il donna des sensibles marques de sa peur: elle lui fit faire devant l'ours toutes les soumissions dont il se put aviser pour l'adoucir: enfin se jetant à un arbre pour y monter, comme il vit que l'ours y voulait grimper aussi bien que lui, il cria au secours d'une voix si haute, qu'elle attira huit paysans armés de bâtons à deux bouts et d'épieux, pendant qu'un autre ours parut en suite du premier. Il se fit un combat qui finit par la mort d'un des ours, et par la fuite de l'autre.SCÈNE PREMIÈRE MORON Jusqu'au revoir; pour moi je reste ici, et j'ai une petite conversation à faire avec ces arbres et ces rochers.
SCÈNE II UN OURS, MORON. MORON.— Ah! Monsieur l'ours, je suis votre serviteur de tout mon cœur: de grâce épargnez-moi? Je vous assure que je ne vaux rien du tout à manger, je n'ai que la peau et les os, et je vois de certaines gens là-bas qui seraient bien mieux votre affaire. Eh! eh! eh! Monseigneur, tout doux s'il vous plaît. Là, là, là, là. Ah! Monseigneur que votre altesse est jolie et bien faite; elle a tout à fait l'air galant et la taille la plus mignonne du monde. Ah beau poil, belle tête! beaux yeux brillants et bien fendus! ah beau petit nez! belle petite bouche, petites quenottes jolies! Ah belle gorge! belles petites menottes! petits ongles bien faits! À l'aide, au secours, je suis mort, miséricorde, Pauvre Moron, ah, mon Dieu! Et vite, à moi, je suis perdu! (Les chasseurs paraissent.) Eh, Messieurs ayez pitié de moi? bon Messieurs tuez-moi ce vilain animal-là. Ô Ciel! daigne les assister. Bon le voilà qui fuit, le voilà qui s'arrête et qui se jette sur eux. Bon en voilà un qui vient de lui donner un coup dans la gueule. Les voilà tous à l'entour de lui. Courage, ferme, allons, mes amis. Bon, poussez fort, encore, ah! le voilà qui est à terre, c'en est fait il est mort. Descendons maintenant pour lui donner cent coups. Serviteur Messieurs, je vous rends grâce de m'avoir délivré de cette bête, maintenant que vous l'avez tuée, je m'en vais l'achever, et en triompher avec vous. Ces heureux chasseurs, n'eurent pas plus tôt remporté cette victoire, que Moron,devenu brave par l'éloignement du péril, voulut aller donner mille coups à la bête, qui n'était plus en état de se défendre, et fit tout ce qu'un fanfaron,qui n'aurait pas été trop hardi, eût pu faire en cette occasion; et les chasseurs pour témoigner leur joie, dansèrent une fort belle entrée; c'étaient les sieurs Chicanneau, Baltazard, Noblet, Bonard, Manceau, Magny, et La Pierre.
TROISIEME INTERMÈDE SCÈNE PREMIÈRE MORON, PHILIS. MORON.— Philis, demeure ici. PHILIS.— Non laisse-moi suivre les autres. MORON.— Ah! cruelle si c'était Tircis qui t'en priât, tu demeurerais bien vite. PHILIS.— Cela se pourrait faire, et je demeure d'accord que je trouve bien mieux mon compte avec l'un qu'avec l'autre; car il me divertit avec sa voix, et toi tu m'étourdis de ton caquet. Lorsque tu chanteras aussi bien que lui, je te promets de t'écouter. MORON.— Eh! demeure un peu ? PHILIS.— Je ne saurais. MORON.— De grâce? PHILIS.— Point, te dis-je. MORON.— Je ne te laisserai point aller. PHILIS.— Ah! que de façons? MORON.— Je ne demande qu'un moment à être avec toi. PHILIS.— Eh bien! oui, j'y demeurerai, pourvu que tu me promettes une chose? MORON.— Et quelle? PHILIS.— De ne me point parler du tout. MORON.— Eh! Philis? PHILIS.— À moins que de cela je ne demeurerai point avec toi. MORON.— Veux-tu me... PHILIS.— Laisse-moi aller? MORON.— Eh bien, oui, demeure, je ne dirai mot. PHILIS.— Prends-y bien garde au moins; car à la moindre parole je prends la fuite. MORON. Il fait une scène de gestes.— Soit. Ah! Philis... Eh... Elle s'enfuit, et je ne saurais l'attraper. Voilà ce que c'est, si je savais chanter j'en ferais bien mieux mes affaires. La plupart des femmes aujourd'hui se laissent prendre par les oreilles: elles sont cause que tout le monde se mêle de musique, et l'on ne réussit auprès d'elles, que par les petites chansons, et les petits vers qu'on leur fait entendre. Il faut que j'apprenne à chanter pour faire comme les autres. Bon voici justement mon homme. SCÈNE II SATYRE, MORON. SATYRE.— La, la, la. MORON.— Ah! Satyre mon ami, tu sais bien ce que tu m'as promis, il y a longtemps, apprends-moi à chanter, je te prie? SATYRE.— Je le veux; mais auparavant écoute une chanson que je viens de faire. MORON.— Il est si accoutumé à chanter qu'il ne saurait parler d'autre façon. Allons chante, j'écoute. SATYRE.— Je portais... MORON.— Une chanson, dis-tu? SATYRE.— Je port... MORON.— Une chanson à chanter ? SATYRE.— Je port... MORON.— Chanson amoureuse, peste. SATYRE
Moron ne fut pas satisfait de cette chanson, quoiqu'il la trouvât jolie, il en demanda une plus passionnée, et priant le satyre de lui dire celle qu'il lui avait ouï chanter quelques jours auparavant, il continua ainsi:
Cette seconde chanson ayant touché Moron fort sensiblement, il pria le satyre de la lui apprendre à chanter; et lui dit: MORON.— Ah qu'elle est belle! Apprends-la-moi? SATYRE.— La, la, la, la. MORON.— La, la, la, la. SATYRE.— Fa, fa, fa, fa. MORON.— Fa toi-même. Le satyre s'en mit en colère, et peu à peu se mettant en posture d'en venir à des coups de poing, les violons reprirent un air sur lequel ils dansèrent une plaisante entrée. ACTE III ARGUMENT La Princesse d'Élide était cependant dans d'étranges inquiétudes: le Prince d'Ithaque avait gagné le prix des courses, elle avait dans la suite de ce divertissement fait des merveilles à chanter et à la danse, sans qu'il parût que les dons de la nature et de l'art eussent été quasi remarqués par le Prince d'Ithaque; elle en fit de grandes plaintes à la princesse sa parente; elle en parla à Moron, qui fit passer cet insensible pour un brutal: et enfin le voyant arriver lui-même, elle ne put s'empêcher de lui en toucher fort sérieusement quelque chose: il lui répondit ingénument qu'il n'aimait rien, et qu'hors l'amour de sa liberté, et les plaisirs qu'elle trouvait si agréables de la solitude et de la chasse rien ne le touchait. SCÈNE PREMIÈRE LA PRINCESSE, AGLANTE, CYNTHIE, PHILIS. CYNTHIE.- Il est vrai, Madame, que ce jeune prince a fait voir une adresse non commune, et que l'air dont il a paru a été quelque chose de surprenant. Il sort vainqueur de cette course; mais je doute fort qu'il en sorte avec le même cœur qu'il a porté. Car enfin, vous lui avez tiré des traits dont il est difficile de se défendre, et sans parler de tout le reste, la grâce de votre danse, et la douceur de votre voix ont eu des charmes aujourd'hui à toucher les plus insensibles. LA PRINCESSE.- Le voici qui s'entretient avec Moron; nous saurons un peu de quoi il lui parle: ne rompons point encore leur entretien, et prenons cette route pour revenir à leur rencontre. SCÈNE II EURYALE, MORON, ARBATE. EURYALE.- Ah! Moron, je te l'avoue, j'ai été enchanté, et jamais tant de charmes n'ont frappé tout ensemble mes yeux et mes oreilles. Elle est adorable en tout temps, il est vrai: mais ce moment l'a emporté sur tous les autres, et des grâces nouvelles ont redoublé l'éclat de ses beautés. Jamais son visage ne s'est paré de plus vives couleurs, ni ses yeux ne se sont armés de traits plus vifs et plus perçants. La douceur de sa voix a voulu se faire paraître dans un air tout charmant qu'elle a daigné chanter, et les sons merveilleux qu'elle formait passaient jusqu'au fond de mon âme, et tenaient tous mes sens dans un ravissement à ne pouvoir en revenir. Elle a fait éclater ensuite une disposition toute divine, et ses pieds amoureux sur l'émail d'un tendre gazon traçaient d'aimables caractères qui m'enlevaient hors de moi-même, et m'attachaient par des nœuds invincibles aux doux et justes mouvements dont tout son corps suivait les mouvements de l'harmonie. Enfin jamais âme n'a eu de plus puissantes émotions que la mienne, et j'ai pensé plus de vingt fois oublier ma résolution pour me jeter à ses pieds, et lui faire un aveu sincère de l'ardeur que je sens pour elle. MORON.- Donnez-vous-en bien de garde, Seigneur, si vous m'en voulez croire. Vous avez trouvé la meilleure invention du monde, et je me trompe fort si elle ne vous réussit. Les femmes sont des animaux d'un naturel bizarre, nous les gâtons par nos douceurs, et je crois tout de bon que nous les verrions nous courir, sans tous ces respects, et ces soumissions où les hommes les acoquinent. ARBATE.- Seigneur voici la Princesse qui s'est un peu éloignée de sa suite. MORON.- Demeurez ferme, au moins, dans le chemin que vous avez pris. Je m'en vais voir ce qu'elle me dira: cependant promenez-vous ici dans ces petites routes sans faire aucun semblant d'avoir envie de la joindre, et si vous l'abordez, demeurez avec elle le moins qu'il vous sera possible. SCÈNE III LA PRINCESSE, MORON. LA PRINCESSE.- Tu as donc familiarité, Moron, avec le prince d'Ithaque? MORON.- Ah! Madame, il y a longtemps que nous nous connaissons. LA PRINCESSE.- D'où vient qu'il n'est pas venu jusques ici, et qu'il a pris cette autre route quand il m'a vue? MORON.- C'est un homme bizarre qui ne se plaît qu'à entretenir ses pensées. LA PRINCESSE.- Étais-tu tantôt au compliment qu'il m'a fait? MORON.- Oui, Madame, j'y étais, et je l'ai trouvé un peu impertinent, n'en déplaise à sa Principauté. LA PRINCESSE.- Pour moi je le confesse, Moron, cette fuite m'a choquée, et j'ai toutes les envies du monde de l'engager pour rabattre un peu son orgueil. MORON.- Ma foi, Madame, vous ne feriez pas mal, il le mériterait bien: mais à vous dire vrai, je doute fort que vous y puissiez réussir. LA PRINCESSE.- Comment! MORON.- Comment! C'est le plus orgueilleux petit vilain que vous ayez jamais vu. Il lui semble qu'il n'y a personne au monde qui le mérite, et que la terre n'est pas digne de le porter. LA PRINCESSE.- Mais encore, ne t'a-t-il point parlé de moi? MORON.- Lui? non. LA PRINCESSE.- Il ne t'a rien dit de ma voix, et de ma danse? MORON.- Pas le moindre mot. LA PRINCESSE.- Certes ce mépris est choquant, et je ne puis souffrir cette hauteur étrange de ne rien estimer. MORON.- Il n'estime, et n'aime que lui. LA PRINCESSE.- Il n'y a rien que je ne fasse, pour le soumettre comme il faut. MORON.- Nous n'avons point de marbre dans nos montagnes qui soit plus dur et plus insensible que lui. LA PRINCESSE.- Le voilà. MORON.- Voyez-vous comme il passe, sans prendre garde à vous? LA PRINCESSE.- De grâce, Moron, va le faire aviser que je suis ici, et l'oblige à me venir aborder. SCÈNE IV LA PRINCESSE, EURYALE, MORON, ARBATE. MORON.- Seigneur, je vous donne avis que tout va bien. La Princesse souhaite que vous l'abordiez: mais songez bien à continuer votre rôle, et de peur de l'oublier ne soyez pas longtemps avec elle. LA PRINCESSE.- Vous êtes bien solitaire, Seigneur, et c'est une humeur bien extraordinaire que la vôtre, de renoncer ainsi à notre sexe, et de fuir, à votre âge, cette galanterie, dont se piquent tous vos pareils. EURYALE.- Cette humeur, Madame, n'est pas si extraordinaire, qu'on n'en trouvât des exemples sans aller loin d'ici, et vous ne sauriez condamner la résolution que j'ai prise de n'aimer jamais rien, sans condamner aussi vos sentiments. LA PRINCESSE.- Il y a grande différence, et ce qui sied bien à un sexe, ne sied pas bien à l'autre. Il est beau qu'une femme soit insensible, et conserve son cœur exempt des flammes de l'amour; mais ce qui est vertu en elle, devient un crime dans un homme. Et comme la beauté est le partage de notre sexe, vous ne sauriez ne nous point aimer, sans nous dérober les hommages qui nous sont dus, et commettre une offense dont nous devons toutes nous ressentir. EURYALE.- Je ne vois pas, Madame, que celles qui ne veulent point aimer, doivent prendre aucun intérêt à ces sortes d'offenses. LA PRINCESSE.- Ce n'est pas une raison, Seigneur, et sans vouloir aimer, on est toujours bien aise d'être aimée. EURYALE.- Pour moi je ne suis pas de même, et dans le dessein où je suis, de ne rien aimer, je serais fâché d'être aimé. LA PRINCESSE.- Et la raison? EURYALE.- C'est qu'on a obligation à ceux qui nous aiment, et que je serais fâché d'être ingrat. LA PRINCESSE.- Si bien donc, que pour fuir l'ingratitude, vous aimeriez qui vous aimerait? EURYALE.- Moi? Madame, point du tout. Je dis bien que je serais fâché d'être ingrat: mais je me résoudrais plutôt de l'être, que d'aimer. LA PRINCESSE.- Telle personne vous aimerait, peut-être que votre cœur... EURYALE.- Non! Madame, rien n'est capable de toucher mon cœur, ma liberté est la seule maîtresse à qui je consacre mes vœux, et quand le Ciel emploierait ses soins à composer une beauté parfaite, quand il assemblerait en elle tous les dons les plus merveilleux, et du corps et de l'âme. Enfin quand il exposerait à mes yeux un miracle d'esprit, d'adresse et de beauté, et que cette personne m'aimerait avec toutes les tendresses imaginables, je vous l'avoue franchement, je ne l'aimerais pas. LA PRINCESSE.- A-t-on jamais rien vu de tel? MORON.- Peste soit du petit brutal, j'aurais envie de lui bailler un coup de poing. LA PRINCESSE, parlant en soi.- Cet orgueil me confond, et j'ai un tel dépit, que je ne me sens pas. MORON, parlant au prince.- Bon courage, Seigneur, voilà qui va le mieux du monde. EURYALE.- Ah! Moron, je n'en puis plus, et je me suis fait des efforts étranges. LA PRINCESSE.- C'est avoir une insensibilité bien grande, que de parler comme vous faites. EURYALE.- Le Ciel ne m'a pas fait d'une autre humeur: mais, Madame, j'interromps votre promenade, et mon respect doit m'avertir que vous aimez la solitude. SCÈNE V LA PRINCESSE, MORON, PHILIS, TIRCIS. MORON.- Il ne vous en doit rien, Madame, en dureté de cœur. LA PRINCESSE.- Je donnerais volontiers tout ce que j'ai au monde, pour avoir l'avantage d'en triompher. MORON.- Je le crois. LA PRINCESSE.- Ne pourrais-tu, Moron, me servir dans un tel dessein? MORON.- Vous savez bien, Madame, que je suis tout à votre service. LA PRINCESSE.- Parle-lui de moi dans tes entretiens, vante-lui adroitement ma personne, et les avantages de ma naissance, et tâche d'ébranler ses sentiments, par la douceur de quelque espoir. Je te permets de dire tout ce que tu voudras, pour tâcher à me l'engager. MORON.- Laissez-moi faire. LA PRINCESSE.- C'est une chose qui me tient au cœur, je souhaite ardemment qu'il m'aime. MORON.- Il est bien fait, oui, ce petit pendard-là; il a bon air, bonne physionomie, et je crois qu'il serait assez le fait d'une jeune princesse. LA PRINCESSE.- Enfin tu peux tout espérer de moi, si tu trouves moyen d'enflammer pour moi son cœur. MORON.- Il n'y a rien qui ne se puisse faire; mais, Madame s'il venait à vous aimer, que feriez-vous, s'il vous plaît? LA PRINCESSE.- Ah! ce serait lors que je prendrais plaisir à triompher pleinement de sa vanité, à punir son mépris par mes froideurs, et à exercer sur lui toutes les cruautés que je pourrais imaginer. MORON.- Il ne se rendra jamais. LA PRINCESSE.- Ah! Moron, il faut faire en sorte qu'il se rende. MORON.- Non, il n'en fera rien, je le connais, ma peine sera inutile. LA PRINCESSE.- Si faut-il pourtant tenter toute chose, et éprouver si son âme est entièrement insensible. Allons, je veux lui parler, et suivre une pensée qui vient de me venir. QUATRIEME INTERMÈDE SCÈNE PREMIÈRE PHILIS, TIRCIS. PHILIS.- Viens, Tircis, laissons-les aller, et me dis un peu ton martyre de la façon que tu sais faire? Il y a longtemps que tes yeux me parlent; mais je suis plus aise d'ouïr ta voix. TIRCIS, en chantant.
PHILIS.- Va, va, c'est déjà quelque chose que de toucher l'oreille, et le temps amène tout. Chante-moi cependant quelque plainte nouvelle que tu aies composée pour moi. SCÈNE II MORON, PHILIS, TIRCIS. MORON.- Ah! ah! je vous y prends, cruelle; vous vous écartez des autres pour ouïr mon rival? PHILIS.- Oui, je m'écarte pour cela; je te le dis encore. Je me plais avec lui, et l'on écoute volontiers les amants lorsqu'ils se plaignent aussi agréablement qu'il fait. Que ne chantes-tu comme lui? Je prendrais plaisir à t'écouter. MORON.- Si je ne sais chanter, je sais faire autre chose, et quand... PHILIS.- Tais-toi, je veux l'entendre. Dis, Tircis, ce que tu voudras. MORON.- Ah! cruelle... PHILIS.- Silence, dis-je, ou je me mettrai en colère. TIRCIS
MORON.- Morbleu que n'ai-je de la voix? Ah! nature marâtre! pourquoi ne m'as-tu pas donné de quoi chanter comme à un autre? PHILIS.- En vérité, Tircis, il ne se peut rien de plus agréable, et tu l'emportes sur tous les rivaux que tu as. MORON.- Mais pourquoi est-ce que je ne puis pas chanter? N'ai-je pas un estomac, un gosier, et une langue comme un autre? Oui, oui, allons, je veux chanter aussi, et te montrer que l'amour fait faire toutes choses. Voici une chanson que j'ai faite pour toi. PHILIS.- Oui, dis? Je veux bien t'écouter pour la rareté du fait. MORON.- Courage, Moron! il n'y a qu'à avoir de la hardiesse. (Moron chante.)
Vivat, Moron. PHILIS.- Voilà qui est le mieux du monde: mais, Moron, je souhaiterais bien d'avoir la gloire, que quelque amant fût mort pour moi; c'est un avantage dont je n'ai point encore joui, et je trouve que j'aimerais de tout mon cœur une personne qui m'aimerait assez pour se donner la mort. MORON.- Tu aimerais une personne qui se tuerait pour toi? PHILIS.- Oui. MORON.- Il ne faut que cela pour te plaire? PHILIS.- Non. MORON.- Voilà qui est fait, je te veux montrer que je me sais tuer quand je veux. TIRCIS, chante.
MORON.- C'est un plaisir que vous aurez quand vous voudrez. TIRCIS, chante.
MORON.- Je vous prie de vous mêler de vos affaires, et de me laisser tuer à ma fantaisie. Allons je vais faire honte à tous les amants; tiens, je ne suis pas homme à faire tant de façons, vois ce poignard; prends bien garde comme je vais me percer le cœur. (Se riant de Tircis.) Je suis votre serviteur, quelque niais. PHILIS.- Allons, Tircis. Viens-t'en me redire à l'écho, ce que tu m'as chanté. ACTE IV ARGUMENT La Princesse espérant par une feinte pouvoir découvrir les sentiments du Prince d'Ithaque, elle lui fit confidence qu'elle aimait le Prince de Messène: au lieu d'en paraître affligé il lui rendit la pareille, et lui fit connaître que la Princesse sa parente lui avait donné dans la vue, et qu'il la demanderait en mariage au Roi son père. À cette atteinte imprévue cette princesse perdit toute sa constance; et quoiqu'elle essayât à se contraindre devant lui, aussitôt qu'il fut sorti, elle demanda avec tant d'empressement à sa cousine de ne recevoir point les services de ce prince, et de ne l'épouser jamais, qu'elle ne put le lui refuser: elle s'en plaignit même à Moron, qui lui ayant dit assez franchement qu'elle l'aimait donc, en fut chassé de sa présence. SCÈNE PREMIÈRE EURYALE, LA PRINCESSE, MORON. LA PRINCESSE.- Prince, comme jusques ici nous avons fait paraître une conformité de sentiments, et que le Ciel a semblé mettre en nous, mêmes attachements pour notre liberté, et même aversion pour l'amour; je suis bien aise de vous ouvrir mon cœur, et de vous faire confidence d'un changement dont vous serez surpris. J'ai toujours regardé l'hymen comme une chose affreuse, et j'avais fait serment d'abandonner plutôt la vie, que de me résoudre jamais à perdre cette liberté pour qui j'avais des tendresses si grandes: mais, enfin, un moment a dissipé toutes ces résolutions, le mérite d'un prince m'a frappé aujourd'hui les yeux, et mon âme tout d'un coup (comme par un miracle) est devenue sensible aux traits de cette passion que j'avais toujours méprisée. J'ai trouvé d'abord des raisons pour autoriser ce changement, et je puis l'appuyer de la volonté de répondre aux ardentes sollicitations d'un père, et aux vœux de tout un État; mais, à vous dire vrai, je suis en peine du jugement que vous ferez de moi, et je voudrais savoir si vous condamnerez ou non le dessein que j'ai de me donner un époux. EURYALE.- Vous pourriez faire un tel choix, Madame, que je l'approuverais sans doute. LA PRINCESSE.- Qui croyez-vous, à votre avis, que je veuille choisir? EURYALE.- Si j'étais dans votre cœur je pourrais vous le dire: mais comme je n'y suis pas, je n'ai garde de vous répondre. LA PRINCESSE.- Devinez pour voir, et nommez quelqu'un? EURYALE.- J'aurais trop peur de me tromper. LA PRINCESSE.- Mais encore, pour qui souhaiteriez-vous que je me déclarasse? EURYALE.- Je sais bien à vous dire vrai, pour qui je le souhaiterais: mais, avant que de m'expliquer, je dois savoir votre pensée. LA PRINCESSE.- Eh bien Prince, je veux bien vous la découvrir: je suis sûre que vous allez approuver mon choix, et pour ne vous point tenir en suspens davantage, le prince de Messène est celui de qui le mérite s'est attiré mes vœux. EURYALE.- Ô Ciel! LA PRINCESSE.- Mon invention a réussi, Moron, le voilà qui se trouble. MORON, parlant à la Princesse.- Bon, Madame. (Au Prince.) Courage, Seigneur. (À la Princesse.) Il en tient. (Au Prince.) Ne vous défaites pas. LA PRINCESSE.- Ne trouvez-vous pas que j'ai raison, et que ce prince a tout le mérite qu'on peut avoir? MORON, au Prince.- Remettez-vous, et songez à répondre. LA PRINCESSE.- D'où vient, Prince, que vous ne dites mot, et semblez interdit? EURYALE.- Je le suis, à la vérité, et j'admire, Madame, comme le Ciel a pu former deux âmes aussi semblables en tout que les nôtres: deux âmes en qui l'on ait vu une plus grande conformité de sentiments, qui aient fait éclater dans le même temps une résolution à braver les traits de l'amour, et qui dans le même moment aient fait paraître une égale facilité à perdre le nom d'insensibles: car enfin, Madame, puisque votre exemple m'autorise, je ne feindrai point de vous dire, que l'amour aujourd'hui s'est rendu maître de mon cœur, et qu'une des princesses, vos cousines, l'aimable et belle Aglante, a renversé d'un coup d'œil tous les projets de ma fierté. Je suis ravi, Madame, que, par cette égalité de défaite, nous n'ayons rien à nous reprocher l'un et l'autre; et je ne doute point, que comme je vous loue infiniment de votre choix, vous n'approuviez aussi le mien. Il faut que ce miracle éclate aux yeux de tout le monde, et nous ne devons point différer à nous rendre tous deux contents. Pour moi, Madame, je vous sollicite de vos suffrages, pour obtenir celle que je souhaite, et vous trouverez bon que j'aille de ce pas en faire la demande au prince votre père. MORON.- Ah digne! ah brave cœur! SCÈNE II LA PRINCESSE, MORON. LA PRINCESSE.- Ah! Moron, je n'en puis plus, et ce coup que je n'attendais pas, triomphe absolument de toute ma fermeté. MORON.- Il est vrai que le coup est surprenant, et j'avais cru d'abord, que votre stratagème avait fait son effet. LA PRINCESSE.- Ah! ce m'est un dépit à me désespérer, qu'une autre ait l'avantage de soumettre ce cœur que je voulais soumettre. SCÈNE III LA PRINCESSE, AGLANTE, MORON. LA PRINCESSE.- Princesse, j'ai à vous prier d'une chose qu'il faut absolument que vous m'accordiez: le prince d'Ithaque vous aime, et veut vous demander au prince mon père. AGLANTE.- Le prince d'Ithaque, Madame? LA PRINCESSE.- Oui. Il vient de m'en assurer lui-même, et m'a demandé mon suffrage pour vous obtenir, mais je vous conjure de rejeter cette proposition, et de ne point prêter l'oreille à tout ce qu'il pourra vous dire. AGLANTE.- Mais, Madame, s'il était vrai que ce prince m'aimât effectivement, pourquoi n'ayant aucun dessein de vous engager, ne voudriez-vous pas souffrir... LA PRINCESSE.- Non, Aglante, je vous le demande, faites-moi ce plaisir, je vous prie, et trouvez bon que n'ayant pu avoir l'avantage de le soumettre, je lui dérobe la joie de vous obtenir. AGLANTE.- Madame, il faut vous obéir; mais je croirais que la conquête d'un tel cœur ne serait pas une victoire à dédaigner. LA PRINCESSE.- Non, non, il n'aura pas la joie de me braver entièrement. SCÈNE IV ARISTOMÈNE, MORON, LA PRINCESSE, AGLANTE. ARISTOMÈNE.- Madame, je viens à vos pieds rendre grâce à l'Amour de mes heureux destins, et vous témoigner avec mes transports, le ressentiment où je suis, des bontés surprenantes dont vous daignez favoriser le plus soumis de vos captifs. LA PRINCESSE.- Comment? ARISTOMÈNE.- Le prince d'Ithaque, Madame, vient de m'assurer tout à l'heure, que votre cœur avait eu la bonté de s'expliquer en ma faveur, sur ce célèbre choix qu'attend toute la Grèce. LA PRINCESSE.- Il vous a dit qu'il tenait cela de ma bouche? ARISTOMÈNE.- Oui, Madame. LA PRINCESSE.- C'est un étourdi, et vous êtes un peu trop crédule, Prince, d'ajouter foi si promptement à ce qu'il vous a dit; une pareille nouvelle mériterait bien, ce me semble, qu'on en doutât un peu de temps, et c'est tout ce que vous pourriez faire de la croire, si je vous l'avais dite moi-même. ARISTOMÈNE.- Madame, si j'ai été trop prompt à me persuader... LA PRINCESSE.- De grâce, Prince, brisons là ce discours, et si vous voulez m'obliger, souffrez que je puisse jouir de deux moments de solitude. SCÈNE V LA PRINCESSE, AGLANTE, MORON. LA PRINCESSE.- Ah! qu'en cette aventure, le Ciel me traite avec une rigueur étrange! Au moins, Princesse, souvenez-vous de la prière que je vous ai faite? AGLANTE.- Je vous l'ai dit déjà, Madame, il faut vous obéir. MORON.- Mais, Madame, s'il vous aimait vous n'en voudriez point, et cependant vous ne voulez pas qu'il soit à une autre. C'est faire justement comme le chien du jardinier. LA PRINCESSE.- Non, je ne puis souffrir qu'il soit heureux avec une autre, et si la chose était, je crois que j'en mourrais de déplaisir. MORON.- Ma foi, Madame, avouons la dette, vous voudriez qu'il fût à vous, et dans toutes vos actions il est aisé de voir que vous aimez un peu ce jeune prince. LA PRINCESSE.- Moi, je l'aime? Ô Ciel! je l'aime? Avez-vous l'insolence de prononcer ces paroles, sortez de ma vue, impudent, et ne vous présentez jamais devant moi. MORON.- Madame... LA PRINCESSE.- Retirez-vous d'ici, vous dis-je, ou je vous en ferai retirer d'une autre manière. MORON.- Ma foi, son cœur en a sa provision, et... Il rencontre un regard de la Princesse, qui l'oblige à se retirer. SCÈNE VI LA PRINCESSE.- De quelle émotion inconnue sens-je mon cœur atteint! et quelle inquiétude secrète est venue troubler tout d'un coup la tranquillité de mon âme? Ne serait-ce point aussi, ce qu'on vient de me dire, et sans en rien savoir, n'aimerais-je point ce jeune prince? Ah! si cela était je serais personne à me désespérer: mais il est impossible que cela soit, et je vois bien que je ne puis pas l'aimer. Quoi? je serais capable de cette lâcheté. J'ai vu toute la terre à mes pieds, avec la plus grande insensibilité du monde. Les respects, les hommages et les soumissions n'ont jamais pu toucher mon âme, et la fierté et le dédain en auraient triomphé. J'ai méprisé tous ceux qui m'ont aimée, et j'aimerais le seul qui me méprise? Non, non, je sais bien que je ne l'aime pas. Il n'y a pas de raison à cela: mais si ce n'est pas de l'amour que ce que je sens maintenant, qu'est-ce donc que ce peut être? et d'où vient ce poison qui me court par toutes les veines, et ne me laisse point en repos avec moi-même? Sors de mon cœur, qui que tu sois, ennemi qui te caches, attaque-moi visiblement, et deviens à mes yeux la plus affreuse bête de tous nos bois, afin que mon dard et mes flèches me puissent défaire de toi. Ô vous! admirables personnes, qui par la douceur de vos chants avez l'art d'adoucir les plus fâcheuses inquiétudes, approchez-vous d'ici de grâce, et tâchez de charmer avec votre musique le chagrin où je suis. CINQUIEME INTERMÈDE CLYMENE, PHILIS. CLYMENEChère Philis, dis-moi, que crois-tu de l'amour? PHILIS Toi-même, qu'en crois-tu, ma compagne fidèle? CLYMENE On m'a dit que sa flamme est pire qu'un vautour, Et qu'on souffre en aimant une peine cruelle. PHILIS On m'a dit qu'il n'est point de passion plus belle, Et que ne pas aimer c'est renoncer au jour. CLYMENE À qui des deux donnerons-nous victoire? PHILIS Qu'en croirons-nous, ou le mal ou le bien? CLYMENE et PHILIS ensemble. Aimons, c'est le vrai moyen De savoir ce qu'on en doit croire. PHILIS Chloris vante partout l'amour et ses ardeurs. CLYMENE Amarante pour lui verse en tous lieux des larmes. PHILIS Si de tant de tourments il accable les cœurs, D'où vient qu'on aime à lui rendre les armes? CLYMENE Si sa flamme, Philis, est si pleine de charmes, Pourquoi nous défend-on d'en goûter les douceurs? PHILIS À qui des deux donnerons-nous victoire? CLYMENE Qu'en croirons-nous, ou le mal ou le bien? TOUTES DEUX ensemble. Aimons, c'est le vrai moyen De savoir ce qu'on en doit croire. LA PRINCESSE les interrompit en cet endroit et leur dit, Achevez seules si vous voulez, je ne saurais demeurer en repos, et quelque douceur qu'aient vos chants, ils ne font que redoubler mon inquiétude. ACTE V ARGUMENT Il se passait dans le cœur du Prince de Messène des choses bien différentes; la joie que lui avait donnée le Prince d'Ithaque, en lui apprenant malicieusement qu'il était aimé de la Princesse, l'avait obligé de l'aller trouver avec une inconsidération que rien qu'une extrême amour ne pouvait excuser; mais il en avait été reçu d'une manière bien différente à ce qu'il espérait. Elle lui demanda qui lui avait appris cette nouvelle, et quand elle eut su que ç'avait été le Prince d'Ithaque, cette connaissance augmenta cruellement son mal, et lui fit dire à demi désespérée, c'est un étourdi; et ce mot étourdit si fort le Prince de Messène, qu'il sortit tout confus sans lui pouvoir répondre. La Princesse d'un autre côté alla trouver le Roi son père, qui venait de paraître avec le Prince d'Ithaque, et qui lui témoignait, non seulement la joie qu'il aurait eue de le voir entrer dans son alliance, mais l'opinion qu'il commençait d'avoir que sa fille ne le haïssait pas: elle ne fut pas plutôt auprès de lui, que se jetant à ses pieds, elle lui demanda pour la plus grande faveur qu'elle en pût jamais recevoir, que le Prince d'Ithaque n'épousât jamais la Princesse. SCÈNE PREMIÈRE LE PRINCE IPHITAS, EURYALE, MORON, AGLANTE, CYNTHIE. MORON.- Oui, Seigneur, ce n'est point raillerie, j'en suis ce qu'on appelle disgracié. Il m'a fallu tirer mes chausses au plus vite, et jamais vous n'avez vu un emportement plus brusque que le sien. LE PRINCE IPHITAS.- Ah! Prince, que je devrai de grâces à ce stratagème amoureux, s'il faut qu'il ait trouvé le secret de toucher son cœur. EURYALE.- Quelque chose, Seigneur, que l'on vienne de vous en dire, je n'ose encore, pour moi, me flatter de ce doux espoir: mais enfin si ce n'est pas à moi trop de témérité, que d'oser aspirer à l'honneur de votre alliance, si ma personne, et mes États... LE PRINCE IPHITAS.- Prince, n'entrons point dans ces compliments, je trouve en vous de quoi remplir tous les souhaits d'un père, et si vous avez le cœur de ma fille, il ne vous manque rien. SCÈNE II LA PRINCESSE, LE PRINCE IPHITAS, EURYALE, AGLANTE, CYNTHIE, MORON. LA PRINCESSE.- Ô Ciel! que vois-je ici? LE PRINCE IPHITAS.- Oui, l'honneur de votre alliance m'est d'un prix très considérable, et je souscris aisément de tous mes suffrages à la demande que vous me faites. LA PRINCESSE.- Seigneur, je me jette à vos pieds pour vous demander une grâce. Vous m'avez toujours témoigné une tendresse extrême, et je crois vous devoir bien plus par les bontés que vous m'avez fait voir, que par le jour que vous m'avez donné: mais si jamais pour moi vous avez eu de l'amitié, je vous en demande aujourd'hui la plus sensible preuve que vous me puissiez accorder; c'est de n'écouter point, Seigneur, la demande de ce prince, et ne pas souffrir que la princesse Aglante soit unie avec lui. LE PRINCE IPHITAS.- Et par quelle raison, ma fille, voudrais-tu t'opposer à cette union? LA PRINCESSE.- Par la raison, que je hais ce prince, et que je veux, si je puis, traverser ses desseins. LE PRINCE IPHITAS.- Tu le hais, ma fille? LA PRINCESSE.- Oui, et de tout mon cœur, je vous l'avoue. LE PRINCE IPHITAS.- Et que t'a-t-il fait? LA PRINCESSE.- Il m'a méprisée. LE PRINCE IPHITAS.- Et comment? LA PRINCESSE.- Il ne m'a pas trouvée assez bien faite pour m'adresser ses vœux. LE PRINCE IPHITAS.- Et quelle offense te fait cela? Tu ne veux accepter personne? LA PRINCESSE.- N'importe. Il me devait aimer comme les autres, et me laisser, au moins, la gloire de le refuser: sa déclaration me fait un affront, et ce m'est une honte sensible, qu'à mes yeux, et au milieu de votre cour il a recherché une autre que moi. LE PRINCE IPHITAS.- Mais quel intérêt dois-tu prendre à lui? LA PRINCESSE.- J'en prends, Seigneur, à me venger de son mépris, et comme je sais bien qu'il aime Aglante avec beaucoup d'ardeur, je veux empêcher, s'il vous plaît, qu'il ne soit heureux avec elle. LE PRINCE IPHITAS.- Cela te tient donc bien au cœur? LA PRINCESSE.- Oui, Seigneur, sans doute, et s'il obtient ce qu'il demande, vous me verrez expirer à vos yeux. LE PRINCE IPHITAS.- Va, va ma fille, avoue franchement la chose. Le mérite de ce prince t'a fait ouvrir les yeux, et tu l'aimes, enfin, quoi que tu puisses dire. LA PRINCESSE.- Moi, Seigneur? LE PRINCE IPHITAS.- Oui, tu l'aimes. LA PRINCESSE.- Je l'aime, dites-vous? et vous m'imputez cette lâcheté. Ô Ciel! quelle est mon infortune? Puis-je bien sans mourir, entendre ces paroles, et faut-il que je sois si malheureuse qu'on me soupçonne de l'aimer. Ah! si c'était un autre que vous, Seigneur, qui me tînt ce discours, je ne sais pas ce que je ne ferais point. LE PRINCE IPHITAS.- Eh bien? oui, tu ne l'aimes pas. Tu le hais, j'y consens, et je veux bien pour te contenter qu'il n'épouse pas la princesse Aglante. LA PRINCESSE.- Ah! Seigneur, vous me donnez la vie. LE PRINCE IPHITAS.- Mais afin d'empêcher qu'il ne puisse être jamais à elle, il faut que tu le prennes pour toi. LA PRINCESSE.- Vous vous moquez, Seigneur, et ce n'est pas ce qu'il demande. EURYALE.- Pardonnez-moi, Madame, je suis assez téméraire pour cela, et je prends à témoin le prince votre père si ce n'est pas vous que j'ai demandée. C'est trop vous tenir dans l'erreur, il faut lever le masque, et dussiez-vous vous en prévaloir contre moi, découvrir à vos yeux les véritables sentiments de mon cœur. Je n'ai jamais aimé que vous, et jamais je n'aimerai que vous. C'est vous, Madame, qui m'avez enlevé cette qualité d'insensible que j'avais toujours affectée, et tout ce que j'ai pu vous dire, n'a été qu'une feinte qu'un mouvement secret m'a inspirée, et que je n'ai suivie qu'avec toutes les violences imaginables. Il fallait qu'elle cessât bientôt, sans doute, et je m'étonne seulement qu'elle ait pu durer la moitié d'un jour; car enfin je mourais, je brûlais dans l'âme quand je vous déguisais mes sentiments, et jamais cœur n'a souffert une contrainte égale à la mienne. Que si cette feinte, Madame, a quelque chose qui vous offense je suis tout prêt de mourir pour vous en venger: vous n'avez qu'à parler, et ma main sur-le-champ fera gloire d'exécuter l'arrêt que vous prononcerez. LA PRINCESSE.- Non, non, Prince, je ne vous sais pas mauvais gré de m'avoir abusée, et tout ce que vous m'avez dit, je l'aime bien mieux une feinte, que non pas une vérité. LE PRINCE IPHITAS.- Si bien donc, ma fille, que tu veux bien accepter ce prince pour époux? LA PRINCESSE.- Seigneur, je ne sais pas encore ce que je veux: donnez-moi le temps d'y songer, je vous prie, et m'épargnez un peu la confusion où je suis. LE PRINCE IPHITAS.- Vous jugez, Prince, ce que cela veut dire, et vous vous pouvez fonder là-dessus. EURYALE.- Je l'attendrai tant qu'il vous plaira, Madame, cet arrêt de ma destinée, et s'il me condamne à la mort, je le suivrai sans murmure. LE PRINCE IPHITAS.- Viens, Moron. C'est ici un jour de paix, et je te remets en grâce avec la Princesse. MORON.- Seigneur, je serai meilleur courtisan une autre fois, et je me garderai bien de dire ce que je pense. SCÈNE III ARISTOMÈNE, THÉOCLE, LE PRINCE IPHITAS, LA PRINCESSE, AGLANTE, CYNTHIE, MORON. LE PRINCE IPHITAS.- Je crains bien, Princes, que le choix de ma fille ne soit pas en votre faveur; mais voilà deux princesses qui peuvent bien vous consoler de ce petit malheur. ARISTOMÈNE.- Seigneur, nous savons prendre notre parti, et si ces aimables princesses n'ont point trop de mépris pour les cœurs qu'on a rebutés; nous pouvons revenir par elles, à l'honneur de votre alliance. SCÈNE IV PHILIS, ARISTOMÈNE, THÉOCLE, LE PRINCE IPHITAS, LA PRINCESSE, AGLANTE, CYNTHIE, MORON. PHILIS.- Seigneur, la déesse Vénus vient d'annoncer partout le changement du cœur de la Princesse: tous les pasteurs et toutes les bergères en témoignent leur joie par des danses et des chansons, et si ce n'est point un spectacle que vous méprisiez, vous allez voir l'allégresse publique se répandre jusques ici. SIXIEME INTERMÈDE CHŒUR DE PASTEURS ET DE BERGERES QUI DANSENT. Quatre bergers et deux bergères héroïques, représentés les premiers par les sieurs Le Gros, Estival, Don et Blondel, et les deux bergères par Mlle de la Barre et Mlle Hilaire, se prenant par la main, chantèrent cette chanson à danser à laquelle les autres répondirent. CHANSON. Usez mieux, ô! beautés fières! Songez de bonne heure à suivre Pendant que ces aimables personnes dansaient, il sortit de dessous le théâtre la machine d'un grand arbre chargé de seize faunes, dont les huit jouèrent de la flûte, et les autres du violon, avec un concert le plus agréable du monde. Trente violons leur répondaient de l'orchestre, avec six autres concertants de clavecins et de théorbes, qui étaient les sieurs d'Anglebert, Richard, Itier, La Barre le cadet, Tissu, et Le Moine. Les bergers étaient, les sieurs Chicanneau, Du Pron, Noblet et La Pierre. |
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