POLICHINELLE
La sotte musique que voilà!
VIOLONS
POLICHINELLE
La, la, la, la, la, la.
VIOLONS
POLICHINELLE
La, la, la, la, la, la.
VIOLONS
POLICHINELLE
La, la, la, la, la, la.
VIOLONS
POLICHINELLE
La, la, la, la, la, la.
VIOLONS
POLICHINELLE
La, la, la, la, la, la.
VIOLONS
POLICHINELLE, avec un luth, dont il ne joue que des lèvres et de la langue, en disant plin, tan, plan, etc.
Par ma foi cela me divertit. Poursuivez, Messieurs les Violons, vous me ferez plaisir. Allons donc, continuez. Je vous en prie. Voilà le moyen de les faire taire. La musique est accoutumée à ne point faire ce qu'on veut. Ho sus à nous. Avant que de chanter, il faut que je prélude un peu, et joue quelque pièce, afin de mieux prendre mon ton. Plan, plan, plan. Plin, plin, plin. Voilà un temps fâcheux pour mettre un luth d'accord. Plin, plin, plin. Plin tan plan. Plin, plin. Les cordes ne tiennent point par ce temps-là. Plin, plan. J'entends du bruit, mettons mon luth contre la porte.
ARCHERS, passant dans la rue, accourent
au bruit qu'ils entendent et demandent:
Qui va là, qui va là?
POLICHINELLE, tout bas.
Qui diable est-ce là? Est-ce que c'est la mode de parler en musique?
ARCHERS
Qui va là, qui va là, qui va là?
POLICHINELLE, épouvanté.
Moi, moi, moi.
ARCHERS
Qui va là, qui va là? vous dis-je.
POLICHINELLE
Moi, moi, vous dis-je.
ARCHERS
Et qui toi, et qui toi?
POLICHINELLE
Moi, moi, moi, moi, moi, moi.
ARCHERS
Dis ton nom, dis ton nom, sans davantage attendre.
POLICHINELLE, feignant d'être bien hardi.
Mon nom est, "va te faire pendre."
ARCHERS
Ici, camarades, ici.
Saisissons l'insolent qui nous répond ainsi.
ENTRÉE DE BALLET
Tout le guet vient, qui cherche Polichinelle dans la nuit.
VIOLONS ET DANSEURS
POLICHINELLE
Qui va là?
VIOLONS ET DANSEURS
POLICHINELLE
Qui sont les coquins que j'entends?
VIOLONS ET DANSEURS
POLICHINELLE
Euh!
VIOLONS ET DANSEURS
POLICHINELLE
Holà mes laquais, mes gens.
VIOLONS ET DANSEURS
POLICHINELLE
Par la mort!
VIOLONS ET DANSEURS
POLICHINELLE
Par la sang .
VIOLONS ET DANSEURS
POLICHINELLE
J'en jetterai par terre.
VIOLONS ET DANSEURS
POLICHINELLE
Champagne, Poitevin, Picard, Basque, Breton!
VIOLONS ET DANSEURS
POLICHINELLE
Donnez-moi mon mousqueton.
VIOLONS ET DANSEURS
POLICHINELLE fait semblant de tirer un coup de pistolet.
Poue.
Ils tombent tous et s'enfuient.
POLICHINELLE, en se moquant.
Ah, ah, ah, ah, comme je leur ai donné l'épouvante. Voilà de sottes gens d'avoir peur de moi, qui ai peur des autres. Ma foi iI n'est que de jouer d'adresse en ce monde. Si je n'avais tranché du grand seigneur, et n'avais fait le brave, ils n'auraient pas manqué de me happer. Ah, ah, ah.
Les archers se rapprochent, et ayant entendu ce qu'il disait, ils le saisissent au collet.
ARCHERS
Nous le tenons. À nous, camarades, à nous,
Dépêchez, de la lumière.
BALLET
Tout le Guet vient avec des lanternes.
ARCHERS
Ah traître, ah fripon, c'est donc vous,
Faquin, maraud, pendard, impudent, téméraire,
Insolent, effronté, coquin, filou, voleur,
Vous osez nous faire peur?
POLICHINELLE
Messieurs, c'est que j'étais ivre.
ARCHERS
Non, non, bon, point de raison,
Il faut vous apprendre à vivre,
En prison vite, en prison.
POLICHINELLE
Messieurs, je ne suis point voleur.
ARCHERS
En prison.
POLICHINELLE
Je suis un bourgeois de la ville.
ARCHERS
En prison.
POLICHINELLE
Qu'ai-je fait?
ARCHERS
En prison vite, en prison.
POLICHINELLE
Messieurs, laissez-moi aller.
ARCHERS
Non.
POLICHINELLE
Je vous prie.
ARCHERS
Non.
POLICHINELLE
Eh!
ARCHERS
Non.
POLICHINELLE
De grâce.
ARCHERS
Non, non.
POLICHINELLE
Messieurs.
ARCHERS
Non, non, non.
POLICHINELLE
S'il vous plaît.
ARCHERS
Non, non.
POLICHINELLE
Par charité.
ARCHERS
Non, non.
POLICHINELLE
Au nom du Ciel.
ARCHERS
Non, non.
POLICHINELLE
Miséricorde.
ARCHERS
Non, non, non, point de raison.
Il faut vous apprendre à vivre,
En prison vite, en prison.
POLICHINELLE
Eh, n'est-il rien, messieurs, qui soit capable d'attendrir vos âmes?
ARCHERS
Il est aisé de nous toucher,
Et nous sommes humains plus qu'on ne saurait croire,
Donnez-nous doucement six pistoles pour boire;
Nous allons vous lâcher.
POLICHINELLE
Hélas, Messieurs, je vous assure que je n'ai pas un sol sur moi.
ARCHERS
Au défaut de six pistoles,
Choisissez donc sans façon
D'avoir trente croquignoles,
Ou douze coups de bâton.
POLICHINELLE
Si c'est une nécessité, et qu'il faille en passer par là, je choisis les croquignoles.
ARCHERS
Allons, préparez-vous,
Et comptez bien les coups.
BALLET
Les Archers danseurs lui donnent des croquignoles en cadence.
POLICHINELLE
Un et deux, trois et quatre, cinq et six, sept et huit, neuf et dix, onze et douze, et treize, et quatorze et quinze.
ARCHERS
Ah! ah! vous en voulez passer;
Allons, c'est à recommencer.
POLICHINELLE
Ah, Messieurs, ma pauvre tête n'en peut plus, et vous venez de me la rendre comme une pomme cuite. J'aime mieux encore les coups de bâtons, que de recommencer.
ARCHERS
Soit, puisque le bâton est pour vous plus charmant,
Vous aurez contentement.
BALLET
Les Archers danseurs lui donnent des coups de bâtons en cadence.
POLICHINELLE
Un, deux, trois, quatre, cinq, six, ah, ah, ah, je n'y saurais plus résister. Tenez, Messieurs, voilà six pistoles que je vous donne.
ARCHERS
Ah l'honnête homme! Ah l'âme noble et belle!
Adieu, Seigneur, adieu, Seigneur Polichinelle.
POLICHINELLE
Messieurs, je vous donne le bonsoir.
ARCHERS
Adieu, Seigneur, adieu, Seigneur Polichinelle.
POLICHINELLE
Votre serviteur.
ARCHERS
Adieu Seigneur, adieu, Seigneur Polichinelle.
POLICHINELLE
Très humble valet.
ARCHERS
Adieu, Seigneur, adieu, Seigneur Polichinelle.
POLICHINELLE
Jusqu'au revoir.
BALLET
Ils dansent tous en réjouissance de l'argent qu'ils ont reçu.
Le théâtre change et représente encore une chambre.
ACTE II, SCÈNE PREMIÈRE
TOINETTE, CLÉANTE.
TOINETTE.- Que demandez-vous, Monsieur?
CLÉANTE.- Ce que je demande?
TOINETTE.- Ah, ah, c'est vous? Quelle surprise! Que venez-vous faire céans?
CLÉANTE.- Savoir ma destinée; parler à l'aimable Angélique; consulter les sentiments de son cœur; et lui demander ses résolutions sur ce mariage fatal, dont on m'a averti.
TOINETTE.- Oui, mais on ne parle pas comme cela de but en blanc à Angélique; il faut des mystères, et l'on vous a dit l'étroite garde où elle est retenue. Qu'on ne la laisse, ni sortir, ni parler à personne, et que ce ne fut que la curiosité d'une vieille tante, qui nous fit accorder la liberté d'aller à cette comédie, qui donna lieu à la naissance de votre passion, et nous nous sommes bien gardées de parler de cette aventure.
CLÉANTE.- Aussi ne viens-je pas ici comme Cléante, et sous l'apparence de son amant, mais comme ami de son maître de musique, dont j'ai obtenu le pouvoir de dire qu'il m'envoie à sa place.
TOINETTE.- Voici son père. Retirez-vous un peu, et me laissez lui dire que vous êtes là.
SCÈNE II
ARGAN, TOINETTE, CLÉANTE.
ARGAN.- Monsieur Purgon m'a dit de me promener le matin dans ma chambre, douze allées, et douze venues; mais j'ai oublié à lui demander, si c'est en long, ou en large.
TOINETTE.- Monsieur, voilà un...
ARGAN.- Parle bas, pendarde, tu viens m'ébranler tout le cerveau, et tu ne songes pas qu'il ne faut point parler si haut à des malades.
TOINETTE.- Je voulais vous dire, Monsieur...
ARGAN.- Parle bas, te dis-je.
TOINETTE.- Monsieur...
Elle fait semblant de parler.
ARGAN.- Eh?
TOINETTE.- Je vous dis que...
Elle fait semblant de parler.
ARGAN.- Qu'est-ce que tu dis?
TOINETTE, haut.- Je dis que voilà un homme qui veut parler à vous.
ARGAN.- Qu'il vienne.
Toinette fait signe à Cléante d'avancer.
CLÉANTE.- Monsieur...
TOINETTE, raillant.- Ne parlez pas si haut, de peur d'ébranler le cerveau de Monsieur.
CLÉANTE.- Monsieur, je suis ravi de vous trouver debout et de voir que vous vous portez mieux.
TOINETTE, feignant d'être en colère.- Comment "qu'il se porte mieux"? Cela est faux, Monsieur se porte toujours mal.
CLÉANTE.- J'ai ouï dire que Monsieur était mieux, et je lui trouve bon visage.
TOINETTE.- Que voulez-vous dire avec votre bon visage? Monsieur l'a fort mauvais, et ce sont des impertinents qui vous ont dit qu'il était mieux. Il ne s'est jamais si mal porté.
ARGAN.- Elle a raison.
TOINETTE.- Il marche, dort, mange, et boit tout comme les autres; mais cela n'empêche pas qu'il ne soit fort malade.
ARGAN.- Cela est vrai.
CLÉANTE.- Monsieur, j'en suis au désespoir. Je viens de la part du maître à chanter de Mademoiselle votre fille. Il s'est vu obligé d'aller à la campagne pour quelques jours; et comme son ami intime, il m'envoie à sa place, pour lui continuer ses leçons, de peur qu'en les interrompant elle ne vînt à oublier ce qu'elle sait déjà.
ARGAN.- Fort bien. Appelez Angélique.
TOINETTE.- Je crois, Monsieur, qu'il sera mieux de mener Monsieur à sa chambre.
ARGAN.- Non, faites-la venir.
TOINETTE.- Il ne pourra lui donner leçon, comme il faut, s'ils ne sont en particulier.
ARGAN.- Si fait, si fait.
TOINETTE.- Monsieur, cela ne fera que vous étourdir, et il ne faut rien pour vous émouvoir en l'état où vous êtes, et vous ébranler le cerveau.
ARGAN.- Point, point, j'aime la musique, et je serai bien aise de... Ah! la voici. Allez-vous-en voir, vous, si ma femme est habillée.
SCÈNE III
ARGAN, ANGÉLIQUE, CLÉANTE.
ARGAN.- Venez, ma fille, votre maître de musique est allé aux champs, et voilà une personne qu'il envoie à sa place pour vous montrer.
ANGÉLIQUE.- Ah, Ciel!
ARGAN.- Qu'est-ce? D'où vient cette surprise?
ANGÉLIQUE.- C'est...
ARGAN.- Quoi? qui vous émeut de la sorte?
ANGÉLIQUE.- C'est, mon père, une aventure surprenante qui se rencontre ici.
ARGAN.- Comment?
ANGÉLIQUE.- J'ai songé cette nuit que j'étais dans le plus grand embarras du monde, et qu'une personne faite tout comme Monsieur, s'est présentée à moi, à qui j'ai demandé secours, et qui m'est venue tirer de la peine où j'étais; et ma surprise a été grande, de voir inopinément en arrivant ici, ce que j'ai eu dans l'idée toute la nuit.
CLÉANTE.- Ce n'est pas être malheureux que d'occuper votre pensée, soit en dormant, soit en veillant; et mon bonheur serait grand sans doute, si vous étiez dans quelque peine, dont vous me jugeassiez digne de vous tirer; et il n'y a rien que je ne fisse pour...
SCÈNE IV
TOINETTE, CLÉANTE, ANGÉLIQUE, ARGAN.
TOINETTE, par dérision.- Ma foi, Monsieur, je suis pour vous maintenant, et je me dédis de tout ce que je disais hier. Voici Monsieur Diafoirus le père, et Monsieur Diafoirus le fils, qui viennent vous rendre visite. Que vous serez bien engendré! Vous allez voir le garçon le mieux fait du monde, et le plus spirituel. Il n'a dit que deux mots, qui m'ont ravie, et votre fille va être charmée de lui.
ARGAN, à Cléante, qui feint de vouloir s'en aller.- Ne vous en allez point, Monsieur. C'est que je marie ma fille, et voilà qu'on lui amène son prétendu mari, qu'elle n'a point encore vu.
CLÉANTE.- C'est m'honorer beaucoup, Monsieur, de vouloir que je sois témoin d'une entrevue si agréable.
ARGAN.- C'est le fils d'un habile médecin, et le mariage se fera dans quatre jours.
CLÉANTE.- Fort bien.
ARGAN.- Mandez-le un peu à son maître de musique, afin qu'il se trouve à la noce.
CLÉANTE.- Je n'y manquerai pas.
ARGAN.- Je vous y prie aussi.
CLÉANTE.- Vous me faites beaucoup d'honneur.
TOINETTE.- Allons, qu'on se range, les voici.
SCÈNE V
MONSIEUR DIAFOIRUS, THOMAS DIAFOIRUS, ARGAN, ANGÉLIQUE, CLÉANTE, TOINETTE.
ARGAN, mettant la main à son bonnet sans l'ôter.- Monsieur Purgon, Monsieur, m'a défendu de découvrir ma tête. Vous êtes du métier, vous savez les conséquences.
MONSIEUR DIAFOIRUS.- Nous sommes dans toutes nos visites pour porter secours aux malades, et non pour leur porter de l'incommodité.
ARGAN.- Je reçois, Monsieur... Ils parlent tous deux en même temps, s'interrompent et confondent.
MONSIEUR DIAFOIRUS.- Nous venons ici, Monsieur...
ARGAN.- Avec beaucoup de joie...
MONSIEUR DIAFOIRUS.- Mon fils Thomas, et moi...
ARGAN.- L'honneur que vous me faites...
MONSIEUR DIAFOIRUS.- Vous témoigner, Monsieur...
ARGAN.- Et j'aurais souhaité...
MONSIEUR DIAFOIRUS.- Le ravissement où nous sommes...
ARGAN.- De pouvoir aller chez vous...
MONSIEUR DIAFOIRUS.- De la grâce que vous nous faites...
ARGAN.- Pour vous en assurer...
MONSIEUR DIAFOIRUS.- De vouloir bien nous recevoir...
ARGAN.- Mais vous savez, Monsieur...
MONSIEUR DIAFOIRUS.- Dans l'honneur, Monsieur...
ARGAN.- Ce que c'est qu'un pauvre malade...
MONSIEUR DIAFOIRUS.- De votre alliance...
ARGAN.- Qui ne peut faire autre chose...
MONSIEUR DIAFOIRUS.- Et vous assurer...
ARGAN.- Que de vous dire ici...
MONSIEUR DIAFOIRUS.- Que dans les choses qui dépendront de notre métier...
ARGAN.- Qu'il cherchera toutes les occasions...
MONSIEUR DIAFOIRUS.- De même qu'en toute autre...
ARGAN.- De vous faire connaître, Monsieur...
MONSIEUR DIAFOIRUS.- Nous serons toujours prêts, Monsieur...
ARGAN.- Qu'il est tout à votre service...
MONSIEUR DIAFOIRUS.- À vous témoigner notre zèle. (Il se retourne vers son fils, et lui dit.) Allons, Thomas, avancez. Faites vos compliments.
THOMAS DIAFOIRUS est un grand benêt nouvellement sorti des Écoles, qui fait toutes choses de mauvaise grâce, et à contretemps.- N'est-ce pas par le père qu'il convient commencer?
MONSIEUR DIAFOIRUS.- Oui.
THOMAS DIAFOIRUS.- Monsieur, je viens saluer, reconnaître, chérir, et révérer en vous un second père; mais un second père, auquel j'ose dire que je me trouve plus redevable qu'au premier. Le premier m'a engendré; mais vous m'avez choisi. Il m'a reçu par nécessité; mais vous m'avez accepté par grâce. Ce que je tiens de lui est un ouvrage de son corps; mais ce que je tiens de vous est un ouvrage de votre volonté; et d'autant plus que les facultés spirituelles, sont au-dessus des corporelles, d'autant plus je vous dois, et d'autant plus je tiens précieuse cette future filiation, dont je viens aujourd'hui vous rendre par avance les très humbles, et très respectueux hommages.
TOINETTE.- Vivent les collèges, d'où l'on sort si habile homme.
THOMAS DIAFOIRUS.- Cela a-t-il bien été, mon père?
MONSIEUR DIAFOIRUS.- Optime.
ARGAN, à Angélique.- Allons, saluez Monsieur.
THOMAS DIAFOIRUS.- Baiserai-je?
MONSIEUR DIAFOIRUS.- Oui, oui.
THOMAS DIAFOIRUS, à Angélique.- Madame, c'est avec justice que le Ciel vous a concédé le nom de belle-mère, puisque l'on...
ARGAN.- Ce n'est pas ma femme, c'est ma fille à qui vous parlez.
THOMAS DIAFOIRUS.- Où donc est-elle?
ARGAN.- Elle va venir.
THOMAS DIAFOIRUS.- Attendrai-je, mon père, qu'elle soit venue?
MONSIEUR DIAFOIRUS.- Faites toujours le compliment de Mademoiselle.
THOMAS DIAFOIRUS.- Mademoiselle, ne plus ne moins que la statue de Memnon, rendait un son harmonieux, lorsqu'elle venoit à être éclairée des rayons du soleil, tout de même me sens-je animé d'un doux transport à l'apparition du soleil de vos beautés. Et comme les naturalistes remarquent que la fleur nommée héliotrope tourne sans cesse vers cet astre du jour, aussi mon cœur dores-en-avant tournera-t-il toujours vers les astres resplendissants de vos yeux adorables, ainsi que vers son pôle unique. Souffrez donc, Mademoiselle, que j'appende aujourd'hui à l'autel de vos charmes l'offrande de ce cœur, qui ne respire, et n'ambitionne autre gloire, que d'être toute sa vie, Mademoiselle, votre très humble, très obéissant, et très fidèle serviteur, et mari.
TOINETTE, en le raillant.- Voilà ce que c'est que d'étudier, on apprend à dire de belles choses.
ARGAN.- Eh! que dites-vous de cela?
CLÉANTE.- Que Monsieur fait merveilles, et que s'il est aussi bon médecin, qu'il est bon orateur, il y aura plaisir à être de ses malades.
TOINETTE.- Assurément. Ce sera quelque chose d'admirable, s'il fait d'aussi belles cures, qu'il fait de beaux discours.
ARGAN.- Allons vite ma chaise, et des sièges à tout le monde. Mettez-vous là, ma fille. Vous voyez, Monsieur, que tout le monde admire Monsieur votre fils, et je vous trouve bien heureux de vous voir un garçon comme cela.
MONSIEUR DIAFOIRUS.- Monsieur, ce n'est pas parce que je suis son père, mais je puis dire que j'ai sujet d'être content de lui, et que tous ceux qui le voient, en parlent comme d'un garçon qui n'a point de méchanceté. Il n'a jamais eu l'imagination bien vive, ni ce feu d'esprit qu'on remarque dans quelques-uns, mais c'est par là que j'ai toujours bien auguré de sa judiciaire, qualité requise pour l'exercice de notre art. Lorsqu'il était petit, il n'a jamais été, ce qu'on appelle mièvre, et éveillé. On le voyait toujours doux, paisible, et taciturne, ne disant jamais mot, et ne jouant jamais à tous ces petits jeux, que l'on nomme enfantins. On eut toutes les peines du monde à lui apprendre à lire, et il avait neuf ans, qu'il ne connaissait pas encore ses lettres. "Bon, disais-je en moi-même; les arbres tardifs, sont ceux qui portent les meilleurs fruits. On grave sur le marbre bien plus malaisément que sur le sable; mais les choses y sont conservées bien plus longtemps, et cette lenteur à comprendre, cette pesanteur d'imagination, est la marque d'un bon jugement à venir." Lorsque je l'envoyai au collège il trouva de la peine; mais il se raidissait contre les difficultés, et ses régents se louaient toujours à moi de son assiduité, et de son travail. Enfin, à force de battre le fer, il en est venu glorieusement à avoir ses licences; et je puis dire sans vanité, que depuis deux ans qu'il est sur les bancs, il n'y a point de candidat qui ait fait plus de bruit que lui dans toutes les disputes de notre École. Il s'y est rendu redoutable, et il ne s'y passe point d'acte où il n'aille argumenter à outrance pour la proposition contraire. Il est ferme dans la dispute, fort comme un Turc sur ses principes; ne démord jamais de son opinion, et poursuit un raisonnement jusque dans les derniers recoins de la logique. Mais sur toute chose, ce qui me plaît en lui, et en quoi il suit mon exemple, c'est qu'il s'attache aveuglément aux opinions de nos anciens, et que jamais il n'a voulu comprendre, ni écouter les raisons, et les expériences des prétendues découvertes de notre siècle, touchant la circulation du sang, et autres opinions de même farine.
THOMAS DIAFOIRUS. Il tire une grande thèse roulée de sa poche, qu'il présente à Angélique.- J'ai contre les circulateurs soutenu une thèse, qu'avec la permission de Monsieur, j'ose présenter à Mademoiselle, comme un hommage que je lui dois des prémices de mon esprit.
ANGÉLIQUE.- Monsieur, c'est pour moi un meuble inutile, et je ne me connais pas à ces choses-là.
TOINETTE.- Donnez, donnez, elle est toujours bonne à prendre pour l'image, cela servira à parer notre chambre.
THOMAS DIAFOIRUS.- Avec la permission aussi de Monsieur, je vous invite à venir voir l'un de ces jours pour vous divertir la dissection d'une femme, sur quoi je dois raisonner.
TOINETTE.- Le divertissement sera agréable. Il y en a qui donnent la comédie à leurs maîtresses, mais donner une dissection, est quelque chose de plus galand.
MONSIEUR DIAFOIRUS.- Au reste, pour ce qui est des qualités requises, pour le mariage et la propagation, je vous assure que selon les règles de nos docteurs, il est tel qu'on le peut souhaiter. Qu'il possède en un degré louable la vertu prolifique, et qu'il est du tempérament qu'il faut pour engendrer, et procréer des enfants bien conditionnés.
ARGAN.- N'est-ce pas votre intention, Monsieur, de le pousser à la cour, et d'y ménager pour lui une charge de médecin?
MONSIEUR DIAFOIRUS.- À vous en parler franchement, notre métier auprès des grands ne m'a jamais paru agréable, et j'ai toujours trouvé, qu'il valait mieux, pour nous autres, demeurer au public. Le public est commode. Vous n'avez à répondre de vos actions à personne, et pourvu que l'on suive le courant des règles de l'art, on ne se met point en peine de tout ce qui peut arriver. Mais ce qu'il y a de fâcheux auprès des grands, c'est que quand ils viennent à être malades, ils veulent absolument que leurs médecins les guérissent.
TOINETTE.- Cela est plaisant, et ils sont bien impertinents de vouloir que vous autres Messieurs vous les guérissiez; vous n'êtes point auprès d'eux pour cela; vous n'y êtes que pour recevoir vos pensions, et leur ordonner des remèdes; c'est à eux à guérir s'ils peuvent.
MONSIEUR DIAFOIRUS.- Cela est vrai. On n'est obligé qu'à traiter les gens dans les formes.
ARGAN, à Cléante.- Monsieur, faites un peu chanter ma fille, devant la compagnie.
CLÉANTE.- J'attendais vos ordres, Monsieur, et il m'est venu en pensée, pour divertir la compagnie, de chanter avec Mademoiselle, une scène d'un petit opéra qu'on a fait depuis peu. Tenez, voilà votre partie.
ANGÉLIQUE.- Moi?
CLÉANTE.- Ne vous défendez point, s'il vous plaît, et me laissez vous faire comprendre ce que c'est que la scène que nous devons chanter. Je n'ai pas une voix à chanter; mais ici il suffit que je me fasse entendre, et l'on aura la bonté de m'excuser par la nécessité où je me trouve, de faire chanter Mademoiselle.
ARGAN.- Les vers en sont-ils beaux?
CLÉANTE.- C'est proprement ici un petit opéra impromptu, et vous n'allez entendre chanter que de la prose cadencée, ou des manières de vers libres, tels que la passion et la nécessité peuvent faire trouver à deux personnes, qui disent les choses d'eux-mêmes, et parlent sur-le-champ.
ARGAN.- Fort bien. Écoutons.
CLÉANTE, sous le nom d'un berger, explique à sa maîtresse son amour depuis leur rencontre, et ensuite ils s'appliquent leurs pensées l'un à l'autre, en chantant.- Voici le sujet de la scène. Un berger était attentif aux beautés d'un spectacle, qui ne faisait que de commencer, lorsqu'il fut tiré de son attention, par un bruit qu'il entendit à ses côtés. Il se retourne, et voit un brutal, qui de paroles insolentes maltraitait une bergère. D'abord il prend les intérêts d'un sexe à qui tous les hommes doivent hommage; et après avoir donné au brutal le châtiment de son insolence, il vient à la bergère, et voit une jeune personne, qui des deux plus beaux yeux qu'il eût jamais vus, versait des larmes, qu'il trouva les plus belles du monde. "Hélas! dit-il en lui-même, est-on capable d'outrager une personne si aimable? Et quel inhumain, quel barbare ne serait touché par de telles larmes?" Il prend soin de les arrêter, ces larmes, qu'il trouve si belles; et l'aimable bergère prend soin en même temps de le remercier de son léger service; mais d'une manière si charmante, si tendre, et si passionnée, que le berger n'y peut résister, et chaque mot, chaque regard, est un trait plein de flamme, dont son cœur se sent pénétré. "Est-il, disait-il, quelque chose qui puisse mériter les aimables paroles d'un tel remerciement? Et que ne voudrait-on pas faire; à quels services, à quels dangers, ne serait-on pas ravi de courir, pour s'attirer un seul moment des touchantes douceurs d'une âme si reconnaissante?" Tout le spectacle passe sans qu'il y donne aucune attention; mais il se plaint qu'il est trop court, parce qu'en finissant il le sépare de son adorable bergère, et de cette première vue, de ce premier moment il emporte chez lui tout ce qu'un amour de plusieurs années peut avoir de plus violent. Le voilà aussitôt à sentir tous les maux de l'absence, et il est tourmenté de ne plus voir ce qu'il a si peu vu. Il fait tout ce qu'il peut pour se redonner cette vue, dont il conserve nuit et jour, une si chère idée; mais la grande contrainte où l'on tient sa bergère, lui en ôte tous les moyens. La violence de sa passion le fait résoudre à demander en mariage l'adorable beauté, sans laquelle il ne peut plus vivre, et il en obtient d'elle la permission, par un billet qu'il a l'adresse de lui faire tenir. Mais dans le même temps on l'avertit que le père de cette belle a conclu son mariage avec un autre, et que tout se dispose pour en célébrer la cérémonie. Jugez quelle atteinte cruelle au cœur de ce triste berger. Le voilà accablé d'une mortelle douleur. Il ne peut souffrir l'effroyable idée de voir tout ce qu'il aime entre les bras d'un autre, et son amour au désespoir lui fait trouver un moyen de s'introduire dans la maison de sa bergère pour apprendre ses sentiments, et savoir d'elle la destinée à laquelle il doit se résoudre. Il y rencontre les apprêts de tout ce qu'il craint; il y voit venir l'indigne rival, que le caprice d'un père oppose aux tendresses de son amour. Il le voit triomphant, ce rival ridicule auprès de l'aimable bergère, ainsi qu'auprès d'une conquête qui lui est assurée, et cette vue le remplit d'une colère, dont il a peine à se rendre le maître. Il jette de douloureux regards sur celle qu'il adore, et son respect, et la présence de son père, l'empêchent de lui rien dire que des yeux. Mais enfin, il force toute contrainte, et le transport de son amour l'oblige à lui parler ainsi (Il chante):
Belle Philis, c'est trop, c'est trop souffrir,
Rompons ce dur silence, et m'ouvrez vos pensées,
Apprenez-moi ma destinée,
Faut-il vivre? Faut-il mourir?
ANGÉLIQUE répond en chantant.
Vous me voyez, Tircis, triste et mélancolique,
Aux apprêts de l'hymen dont vous vous alarmez,
Je lève au ciel les yeux, je vous regarde, je soupire,
C'est vous en dire assez.
ARGAN.- Ouais, je ne croyais pas que ma fille fût si habile, que de chanter ainsi à livre ouvert, sans hésiter.
CLÉANTE
Hélas! belle Philis,
Se pourrait-il, que l'amoureux Tircis,
Eût assez de bonheur,
Pour avoir quelque place dans votre cœur?
ANGÉLIQUE
Je ne m'en défends point, dans cette peine extrême,
Oui, Tircis, je vous aime.
CLÉANTE
Ô parole pleine d'appas,
Ai-je bien entendu, hélas!
Redites-la, Philis, que je n'en doute pas.
ANGÉLIQUE
Oui, Tircis, je vous aime.
CLÉANTE
De grâce, encor, Philis.
ANGÉLIQUE
Je vous aime.
CLÉANTE
Recommencez cent fois, ne vous en lassez pas.
ANGÉLIQUE
Je vous aime, je vous aime,
Oui, Tircis, je vous aime.
CLÉANTE
Dieux, rois, qui sous vos pieds regardez tout le monde,
Pouvez-vous comparer votre bonheur au mien?
Mais, Philis, une pensée,
Vient troubler ce doux transport,
Un rival, un rival...
ANGÉLIQUE
Ah! je le hais plus que la mort,
Et sa présence, ainsi qu'à vous
M'est un cruel supplice.
CLÉANTE
Mais un père à ses vœux vous veut assujettir.
ANGÉLIQUE
Plutôt, plutôt mourir,
Que de jamais y consentir,
Plutôt, plutôt mourir, plutôt mourir.
ARGAN.- Et que dit le père à tout cela?
CLÉANTE.- Il ne dit rien.
ARGAN.- Voilà un sot père que ce père-là, de souffrir toutes ces sottises-là, sans rien dire.
CLÉANTE.-Ah! mon amour...
ARGAN.- Non, non, en voilà assez. Cette comédie-là est de fort mauvais exemple. Le berger Tircis est un impertinent, et la bergère Philis, une impudente, de parler de la sorte devant son père. Montrez-moi ce papier. Ha, ha. Où sont donc les paroles que vous avez dites? Il n'y a là que de la musique écrite?
CLÉANTE.- Est-ce que vous ne savez pas, Monsieur, qu'on a trouvé depuis peu l'invention d'écrire les paroles avec les notes mêmes?
ARGAN.- Fort bien. Je suis votre serviteur, Monsieur; jusqu'au revoir. Nous nous serions bien passés de votre impertinent d'opéra.
CLÉANTE.- J'ai cru vous divertir.
ARGAN.- Les sottises ne divertissent point. Ah! voici ma femme.
SCÈNE VI
BÉLINE, ARGAN, TOINETTE, ANGÉLIQUE, MONSIEUR DIAFOIRUS, THOMAS DIAFOIRUS.
ARGAN.- Mamour, voilà le fils de Monsieur Diafoirus.
THOMAS DIAFOIRUS commence un compliment qu'il avait étudié, et la mémoire lui manquant, il ne peut le continuer.- Madame, c'est avec justice que le Ciel vous a concédé le nom de belle-mère, puisque l'on voit sur votre visage...
BÉLINE.- Monsieur, je suis ravie d'être venue ici à propos pour avoir l'honneur de vous voir.
THOMAS DIAFOIRUS.- Puisque l'on voit sur votre visage... Puisque l'on voit sur votre visage... Madame, vous m'avez interrompu dans le milieu de ma période, et cela m'a troublé la mémoire.
MONSIEUR DIAFOIRUS.- Thomas, réservez cela pour une autre fois.
ARGAN.- Je voudrais, mamie, que vous eussiez été ici tantôt.
TOINETTE.- Ah! Madame, vous avez bien perdu de n'avoir point été au second père, à la statue de Memnon, et à la fleur nommée héliotrope.
ARGAN.- Allons, ma fille, touchez dans la main de Monsieur, et lui donnez votre foi, comme à votre mari.
ANGÉLIQUE.- Mon père.
ARGAN.- Hé bien, "Mon père"? Qu'est-ce que cela veut dire?
ANGÉLIQUE.- De grâce, ne précipitez pas les choses. Donnez-nous au moins le temps de nous connaître, et de voir naître en nous l'un pour l'autre, cette inclination si nécessaire à composer une union parfaite.
THOMAS DIAFOIRUS.- Quant à moi, Mademoiselle, elle est déjà toute née en moi, et je n'ai pas besoin d'attendre davantage.
ANGÉLIQUE.- Si vous êtes si prompt, Monsieur, il n'en est pas de même de moi, et je vous avoue que votre mérite n'a pas encore fait assez d'impression dans mon âme.
ARGAN.- Ho bien, bien, cela aura tout le loisir de se faire, quand vous serez mariés ensemble.
ANGÉLIQUE.- Eh mon père, donnez-moi du temps, je vous prie. Le mariage est une chaîne, où l'on ne doit jamais soumettre un cœur par force; et si Monsieur est honnête homme, il ne doit point vouloir accepter une personne, qui serait à lui par contrainte.
THOMAS DIAFOIRUS.- Nego consequentiam, Mademoiselle; et je puis être honnête homme, et vouloir bien vous accepter des mains de Monsieur votre père.
ANGÉLIQUE.- C'est un méchant moyen de se faire aimer de quelqu'un, que de lui faire violence.
THOMAS DIAFOIRUS.- Nous lisons, des anciens, Mademoiselle, que leur coutume était d'enlever par force de la maison des pères les filles qu'on menait marier, afin qu'il ne semblât pas que ce fût de leur consentement, qu'elles convolaient dans les bras d'un homme.
ANGÉLIQUE.- Les anciens, Monsieur, sont les anciens, et nous sommes les gens de maintenant. Les grimaces ne sont point nécessaires dans notre siècle, et quand un mariage nous plaît, nous savons fort bien y aller, sans qu'on nous y traîne. Donnez-vous patience; si vous m'aimez, Monsieur, vous devez vouloir tout ce que je veux.
THOMAS DIAFOIRUS.- Oui, Mademoiselle, jusqu'aux intérêts de mon amour exclusivement.
ANGÉLIQUE.- Mais la grande marque d'amour, c'est d'être soumis aux volontés de celle qu'on aime.
THOMAS DIAFOIRUS.- Distinguo, Mademoiselle; dans ce qui ne regarde point sa possession, concedo; mais dans ce qui la regarde, nego.
TOINETTE.- Vous avez beau raisonner. Monsieur est frais émoulu du collège, et il vous donnera toujours votre reste. Pourquoi tant résister, et refuser la gloire d'être attachée au corps de la faculté?
BÉLINE.- Elle a peut-être quelque inclination en tête.
ANGÉLIQUE.- Si j'en avais, Madame, elle serait telle que la raison, et l'honnêteté pourraient me la permettre.
ARGAN.- Ouais, je joue ici un plaisant personnage.
BÉLINE.- Si j'étais que de vous, mon fils, je ne la forcerais point à se marier, et je sais bien ce que je ferais.
ANGÉLIQUE.- Je sais, Madame, ce que vous voulez dire, et les bontés que vous avez pour moi; mais peut-être que vos conseils ne seront pas assez heureux pour être exécutés.
BÉLINE.- C'est que les filles bien sages, et bien honnêtes comme vous, se moquent d'être obéissantes, et soumises aux volontés de leurs pères. Cela était bon autrefois.
ANGÉLIQUE.- Le devoir d'une fille a des bornes, Madame, et la raison et les lois ne l'étendent point à toutes sortes de choses.
BÉLINE.- C'est-à-dire que vos pensées ne sont que pour le mariage; mais vous voulez choisir un époux à votre fantaisie.
ANGÉLIQUE.- Si mon père ne veut pas me donner un mari qui me plaise, je le conjurerai, au moins, de ne me point forcer à en épouser un que je ne puisse pas aimer.
ARGAN.- Messieurs, je vous demande pardon de tout ceci.
ANGÉLIQUE.- Chacun a son but en se mariant. Pour moi, qui ne veux un mari que pour l'aimer véritablement, et qui prétends en faire tout l'attachement de ma vie, je vous avoue que j'y cherche quelque précaution. Il y en a d'aucunes qui prennent des maris seulement pour se tirer de la contrainte de leurs parents, et se mettre en état de faire tout ce qu'elles voudront. Il y en a d'autres, Madame, qui font du mariage un commerce de pur intérêt; qui ne se marient que pour gagner des douaires; que pour s'enrichir par la mort de ceux qu'elles épousent, et courent sans scrupule de mari en mari, pour s'approprier leurs dépouilles. Ces personnes-là à la vérité n'y cherchent pas tant de façons, et regardent peu la personne.
BÉLINE.- Je vous trouve aujourd'hui bien raisonnante, et je voudrais bien savoir ce que vous voulez dire par là.
ANGÉLIQUE.- Moi, Madame, que voudrais-je dire que ce que je dis?
BÉLINE.- Vous êtes si sotte, mamie, qu'on ne saurait plus vous souffrir.
ANGÉLIQUE.- Vous voudriez bien, Madame, m'obliger à vous répondre quelque impertinence, mais je vous avertis que vous n'aurez pas cet avantage.
BÉLINE.- Il n'est rien d'égal à votre insolence.
ANGÉLIQUE.- Non, Madame, vous avez beau dire.
BÉLINE.- Et vous avez un ridicule orgueil, une impertinente présomption qui fait hausser les épaules à tout le monde.
ANGÉLIQUE.- Tout cela, Madame, ne servira de rien, je serai sage en dépit de vous; et pour vous ôter l'espérance de pouvoir réussir dans ce que vous voulez, je vais m'ôter de votre vue.
ARGAN.- Écoute, il n'y a point de milieu à cela. Choisis d'épouser dans quatre jours, ou Monsieur, ou un couvent. Ne vous mettez pas en peine, je la rangerai bien.
BÉLINE.- Je suis fâchée de vous quitter, mon fils, mais j'ai une affaire en ville, dont je ne puis me dispenser. Je reviendrai bientôt.
ARGAN.- Allez, mamour, et passez chez votre notaire, afin qu'il expédie ce que vous savez.
BÉLINE.- Adieu, mon petit ami.
ARGAN.- Adieu, mamie. Voilà une femme qui m'aime... Cela n'est pas croyable.
MONSIEUR DIAFOIRUS.- Nous allons, Monsieur, prendre congé de vous.
ARGAN.- Je vous prie, Monsieur, de me dire un peu comment je suis.
MONSIEUR DIAFOIRUS lui tâte le pouls.- Allons, Thomas, prenez l'autre bras de Monsieur, pour voir si vous saurez porter un bon jugement de son pouls. Quid dicis?
THOMAS DIAFOIRUS.- Dico, que le pouls de Monsieur, est le pouls d'un homme qui ne se porte point bien.
MONSIEUR DIAFOIRUS.- Bon.
THOMAS DIAFOIRUS.- Qu'il est duriuscule, pour ne pas dire dur.
MONSIEUR DIAFOIRUS.- Fort bien.
THOMAS DIAFOIRUS.- Repoussant.
MONSIEUR DIAFOIRUS.- Bene.
THOMAS DIAFOIRUS.- Et même un peu caprisant.
MONSIEUR DIAFOIRUS.- Optime.
THOMAS DIAFOIRUS.- Ce qui marque une intempérie dans le parenchyme splénique, c'est-à-dire la rate.
MONSIEUR DIAFOIRUS.- Fort bien.
ARGAN.- Non, Monsieur Purgon dit que c'est mon foie, qui est malade.
MONSIEUR DIAFOIRUS.- Eh oui, qui dit parenchyme, dit l'un et l'autre, à cause de l'étroite sympathie qu'ils ont ensemble, par le moyen du vas breve du pylore, et souvent des méats cholidoques. Il vous ordonne sans doute de manger force rôti?
ARGAN.- Non, rien que du bouilli.
MONSIEUR DIAFOIRUS.- Eh oui, rôti, bouilli, même chose. Il vous ordonne fort prudemment, et vous ne pouvez être en de meilleures mains.
ARGAN.- Monsieur, combien est-ce qu'il faut mettre de grains de sel dans un œuf?
MONSIEUR DIAFOIRUS.- Six, huit, dix, par les nombres pairs, comme dans les médicaments, par les nombres impairs.
ARGAN.- Jusqu'au revoir, Monsieur.
SCÈNE VII
BÉLINE, ARGAN.
BÉLINE.- Je viens, mon fils, avant que de sortir, vous donner avis d'une chose, à laquelle il faut que vous preniez garde. En passant par-devant la chambre d'Angélique, j'ai vu un jeune homme avec elle, qui s'est sauvé d'abord qu'il m'a vue.
ARGAN.- Un jeune homme avec ma fille?
BÉLINE.- Oui. Votre petite fille Louison était avec eux, qui pourra vous en dire des nouvelles.
ARGAN.- Envoyez-la ici, mamour, envoyez-la ici. Ah! l'effrontée; je ne m'étonne plus de sa résistance.
SCÈNE VIII
LOUISON, ARGAN.
LOUISON.- Qu'est-ce que vous voulez, mon papa, ma belle-maman m'a dit que vous me demandez.
ARGAN.- Oui, venez çà. Avancez là. Tournez-vous. Levez les yeux. Regardez-moi. Eh!
LOUISON.- Quoi, mon papa?
ARGAN.- Là...
LOUISON.- Quoi?
ARGAN.- N'avez-vous rien à me dire?
LOUISON.- Je vous dirai, si vous voulez, pour vous désennuyer, le conte de Peau d'âne, ou bien la fable du Corbeau et du renard, qu'on m'a apprise depuis peu.
ARGAN.- Ce n'est pas là ce que je demande.
LOUISON.- Quoi donc?
ARGAN.- Ah! rusée, vous savez bien ce que je veux dire.
LOUISON.- Pardonnez-moi, mon papa.
ARGAN.- Est-ce là comme vous m'obéissez?
LOUISON.- Quoi?
ARGAN.- Ne vous ai-je pas recommandé de me venir dire d'abord tout ce que vous voyez?
LOUISON.- Oui, mon papa.
ARGAN.- L'avez-vous fait?
LOUISON.- Oui, mon papa. Je vous suis venue dire tout ce que j'ai vu.
ARGAN.- Et n'avez-vous rien vu aujourd'hui?
LOUISON.- Non, mon papa.
ARGAN.- Non?
LOUISON.- Non, mon papa.
ARGAN.- Assurément?
LOUISON.- Assurément.
ARGAN.- Oh çà, je m'en vais vous faire voir quelque chose, moi.
Il va prendre une poignée de verges.
LOUISON.- Ah! mon papa.
ARGAN.- Ah, ah, petite masque, vous ne me dites pas que vous avez vu un homme dans la chambre de votre sœur?
LOUISON.- Mon papa.
ARGAN.- Voici qui vous apprendra à mentir.
LOUISON se jette à genoux.- Ah! mon papa, je vous demande pardon. C'est que ma sœur m'avait dit de ne pas vous le dire; mais je m'en vais vous dire tout.
ARGAN.- Il faut premièrement que vous ayez le fouet pour avoir menti. Puis après nous verrons au reste.
LOUISON.- Pardon, mon papa.
ARGAN.- Non, non.
LOUISON.- Mon pauvre papa, ne me donnez pas le fouet.
ARGAN.- Vous l'aurez.
LOUISON.- Au nom de Dieu, mon papa, que je ne l'aie pas.
ARGAN, la prenant pour la fouetter.- Allons, allons.
LOUISON.- Ah! mon papa, vous m'avez blessée. Attendez, je suis morte.
Elle contrefait la morte.
ARGAN.- Holà. Qu'est-ce là? Louison, Louison. Ah! mon Dieu! Louison. Ah! ma fille! Ah! malheureux, ma pauvre fille est morte. Qu'ai-je fait, misérable? Ah! chiennes de verges. La peste soit des verges! Ah! ma pauvre fille; ma pauvre petite Louison.
LOUISON.- Là, là, mon papa, ne pleurez point tant, je ne suis pas morte tout à fait.
ARGAN.- Voyez-vous la petite rusée? Oh çà, çà, je vous pardonne pour cette fois-ci, pourvu que vous me disiez bien tout.
LOUISON.- Ho, oui, mon papa.
ARGAN.- Prenez-y bien garde au moins, car voilà un petit doigt qui sait tout, qui me dira si vous mentez.
LOUISON.- Mais, mon papa, ne dites pas à ma sœur que je vous l'ai dit.
ARGAN.- Non, non.
LOUISON.- C'est, mon papa, qu'il est venu un homme dans la chambre de ma sœur comme j'y étais.
ARGAN.- Hé bien?
LOUISON.- Je lui ai demandé ce qu'il demandait, et il m'a dit qu'il était son maître à chanter.
ARGAN.- Hon, hon. Voilà l'affaire. Hé bien?
LOUISON.- Ma sœur est venue après.
ARGAN.- Hé bien?
LOUISON.- Elle lui a dit: "sortez, sortez, sortez, mon Dieu sortez, vous me mettez au désespoir".
ARGAN.- Hé bien?
LOUISON.- Et lui, il ne voulait pas sortir.
ARGAN.- Qu'est-ce qu'il lui disait?
LOUISON.- Il lui disait je ne sais combien de choses.
ARGAN.- Et quoi encore?
LOUISON.- Il lui disait tout ci, tout çà, qu'il l'aimait bien, et qu'elle était la plus belle du monde.
ARGAN.- Et puis après?
LOUISON.- Et puis après, il se mettait à genoux devant elle.
ARGAN.- Et puis après?
LOUISON.- Et puis après, il lui baisait les mains.
ARGAN.- Et puis après?
LOUISON.- Et puis après, ma belle-maman est venue à la porte, et il s'est enfui.
ARGAN.- Il n'y a point autre chose?
LOUISON.- Non, mon papa.
ARGAN.- Voilà mon petit doigt pourtant qui gronde quelque chose. (Il met son doigt à son oreille.) Attendez. Eh! ah, ah; oui? Oh, oh; voilà mon petit doigt qui me dit quelque chose que vous avez vu, et que vous ne m'avez pas dit.
LOUISON.- Ah! mon papa. Votre petit doigt est un menteur.
ARGAN.- Prenez garde.
LOUISON.- Non, mon papa, ne le croyez pas, il ment, je vous assure.
ARGAN.- Oh bien, bien, nous verrons cela. Allez-vous-en, et prenez bien garde à tout, allez. Ah! il n'y a plus d'enfants. Ah! que d'affaires; je n'ai pas seulement le loisir de songer à ma maladie. En vérité, je n'en puis plus.
Il se remet dans sa chaise.
SCÈNE IX
BÉRALDE, ARGAN.
BÉRALDE.- Hé bien, mon frère, qu'est-ce, comment vous portez-vous?
ARGAN.- Ah! mon frère, fort mal.
BÉRALDE.- Comment "fort mal"?
ARGAN.- Oui, je suis dans une faiblesse si grande, que cela n'est pas croyable.
BÉRALDE.- Voilà qui est fâcheux.
ARGAN.- Je n'ai pas seulement la force de pouvoir parler.
BÉRALDE.- J'étais venu ici, mon frère, vous proposer un parti pour ma nièce Angélique.
ARGAN, parlant avec emportement, et se levant de sa chaise.- Mon frère, ne me parlez point de cette coquine-là. C'est une friponne, une impertinente, une effrontée, que je mettrai dans un couvent avant qu'il soit deux jours.
BÉRALDE.- Ah! voilà qui est bien. Je suis bien aise que la force vous revienne un peu, et que ma visite vous fasse du bien. Oh çà, nous parlerons d'affaires tantôt. Je vous amène ici un divertissement, que j'ai rencontré, qui dissipera votre chagrin, et vous rendra l'âme mieux disposée aux choses que nous avons à dire. Ce sont des Égyptiens, vêtus en Mores, qui font des danses mêlées de chansons, où je suis sûr que vous prendrez plaisir, et cela vaudra bien une ordonnance de Monsieur Purgon. Allons.
SECOND INTERMÈDE
Le frère du Malade imaginaire, lui amène pour le divertir, plusieurs Égyptiens et Égyptiennes vêtus en Mores, qui font des danses entremêlées de chansons.
PREMIÈRE FEMME MORE
Profitez du printemps
De vos beaux ans,
Aimable jeunesse;
Profitez du printemps
De vos beaux ans,
Donnez-vous à la tendresse.
Les plaisirs les plus charmants,
Sans l'amoureuse flamme,
Pour contenter une âme
N'ont point d'attraits assez puissants.
Profitez du printemps
De vos beaux ans,
Aimable jeunesse;
Profitez du printemps
De vos beaux ans,
Donnez-vous à la tendresse.
Ne perdez point ces précieux moments;
La beauté passe,
Le temps l'efface,
L'âge de glace
Vient à sa place,
Qui nous ôte le goût de ces doux passe-temps.
Profitez du printemps
De vos beaux ans,
Aimable jeunesse;
Profitez du printemps
De vos beaux ans,
Donnez-vous à la tendresse.
SECONDE FEMME MORE
Quand d'aimer on nous presse,
À quoi songez-vous?
Nos cœurs, dans la jeunesse
N'ont vers la tendresse
Qu'un penchant trop doux;
L'amour a pour nous prendre
De si doux attraits,
Que de soi, sans attendre,
On voudrait se rendre
À ses premiers traits:
Mais tout ce qu'on écoute,
Des vives douleurs
Et des pleurs qu'il nous coûte,
Fait qu'on en redoute
Toutes les douceurs.
TROISIÈME FEMME MORE
Il est doux, à notre âge
D'aimer tendrement
Un amant
Qui s'engage
Mais s'il est volage,
Hélas! quel tourment!
QUATRIÈME FEMME MORE
L'amant qui se dégage
N'est pas le malheur,
La douleur
Et la rage;
C'est que le volage
Garde notre cœur.
SECONDE FEMME MORE
Quel parti faut-il prendre
Pour nos jeunes cœurs?
QUATRIÈME FEMME MORE
Devons-nous nous y rendre
Malgré ses rigueurs?
ENSEMBLE
Oui, suivons ses ardeurs,
Ses transports, ses caprices,
Ses douces langueurs;
S'il a quelques supplices,
Il a cent délices
Qui charment les cœurs.
ENTRÉE DE BALLET
Tous les Mores dansent ensemble, et font sauter des singes qu'ils ont amenés avec eux.
ACTE III, SCÈNE PREMIÈRE
BÉRALDE, ARGAN, TOINETTE.
BÉRALDE.- Hé bien, mon frère, qu'en dites-vous? Cela ne vaut-il pas bien une prise de casse?
TOINETTE.- Hon, de bonne casse est bonne.
BÉRALDE.- Oh çà, voulez-vous que nous parlions un peu ensemble?
ARGAN.- Un peu de patience, mon frère, je vais revenir.
TOINETTE.- Tenez, Monsieur, vous ne songez pas que vous ne sauriez marcher sans bâton.
ARGAN.- Tu as raison.
SCÈNE II
BÉRALDE, TOINETTE.
TOINETTE.- N'abandonnez pas, s'il vous plaît, les intérêts de votre nièce.
BÉRALDE.- J'emploierai toutes choses pour lui obtenir ce qu'elle souhaite.
TOINETTE.- Il faut absolument empêcher ce mariage extravagant, qu'il s'est mis dans la fantaisie, et j'avais songé en moi-même, que ç'aurait été une bonne affaire, de pouvoir introduire ici un médecin à notre poste, pour le dégoûter de son Monsieur Purgon, et lui décrier sa conduite. Mais, comme nous n'avons personne en main pour cela, j'ai résolu de jouer un tour de ma tête.
BÉRALDE.- Comment?
TOINETTE.- C'est une imagination burlesque. Cela sera peut-être plus heureux que sage. Laissez-moi faire; agissez de votre côté. Voici notre homme.
SCÈNE III
ARGAN, BÉRALDE.
BÉRALDE.- Vous voulez bien, mon frère, que je vous demande avant toute chose, de ne vous point échauffer l'esprit dans notre conversation.
ARGAN.- Voilà qui est fait.
BÉRALDE.- De répondre sans nulle aigreur aux choses que je pourrai vous dire.
ARGAN.- Oui.
BÉRALDE.- Et de raisonner ensemble sur les affaires dont nous avons à parler, avec un esprit détaché de toute passion.
ARGAN.- Mon Dieu oui. Voilà bien du préambule.
BÉRALDE.- D'où vient, mon frère, qu'ayant le bien que vous avez, et n'ayant d'enfants qu'une fille; car je ne compte pas la petite: d'où vient, dis-je, que vous parlez de la mettre dans un couvent?
ARGAN.- D'où vient, mon frère, que je suis maître dans ma famille, pour faire ce que bon me semble?
BÉRALDE.- Votre femme ne manque pas de vous conseiller de vous défaire ainsi de vos deux filles, et je ne doute point, que par un esprit de charité elle ne fût ravie de les voir toutes deux bonnes religieuses.
ARGAN.- Oh çà, nous y voici. Voilà d'abord la pauvre femme en jeu. C'est elle qui fait tout le mal, et tout le monde lui en veut.
BÉRALDE.- Non, mon frère, laissons-la là; c'est une femme qui a les meilleures intentions du monde pour votre famille, et qui est détachée de toute sorte d'intérêt; qui a pour vous une tendresse merveilleuse, et qui montre pour vos enfants, une affection et une bonté, qui n'est pas concevable, cela est certain. N'en parlons point, et revenons à votre fille. Sur quelle pensée, mon frère, la voulez-vous donner en mariage au fils d'un médecin?
ARGAN.- Sur la pensée, mon frère, de me donner un gendre tel qu'il me faut.
BÉRALDE.- Ce n'est point là, mon frère, le fait de votre fille, et il se présente un parti plus sortable pour elle.
ARGAN.- Oui, mais celui-ci, mon frère, est plus sortable pour moi.
BÉRALDE.- Mais le mari qu'elle doit prendre, doit-il être, mon frère, ou pour elle, ou pour vous?
ARGAN.- Il doit être, mon frère, et pour elle, et pour moi, et je veux mettre dans ma famille les gens dont j'ai besoin.
BÉRALDE.- Par cette raison-là, si votre petite était grande, vous lui donneriez en mariage un apothicaire?
ARGAN.- Pourquoi non?
BÉRALDE.- Est-il possible que vous serez toujours embéguiné de vos apothicaires, et de vos médecins, et que vous vouliez être malade en dépit des gens, et de la nature?
ARGAN.- Comment l'entendez-vous, mon frère?
BÉRALDE.- J'entends, mon frère, que je ne vois point d'homme, qui soit moins malade que vous, et que je ne demanderais point une meilleure constitution que la vôtre. Une grande marque que vous vous portez bien, et que vous avez un corps parfaitement bien composé; c'est qu'avec tous les soins que vous avez pris, vous n'avez pu parvenir encore à gâter la bonté de votre tempérament, et que vous n'êtes point crevé de toutes les médecines qu'on vous a fait prendre.
ARGAN.- Mais savez-vous, mon frère, que c'est cela qui me conserve, et que Monsieur Purgon dit que je succomberais, s'il était seulement trois jours, sans prendre soin de moi?
BÉRALDE.- Si vous n'y prenez garde, il prendra tant de soin de vous, qu'il vous enverra en l'autre monde.
ARGAN.- Mais raisonnons un peu, mon frère. Vous ne croyez donc point à la médecine?
BÉRALDE.- Non, mon frère, et je ne vois pas que pour son salut, il soit nécessaire d'y croire.
ARGAN.- Quoi vous ne tenez pas véritable une chose établie par tout le monde, et que tous les siècles ont révérée?
BÉRALDE.- Bien loin de la tenir véritable, je la trouve entre nous, une des plus grandes folies qui soit parmi les hommes; et à regarder les choses en philosophe, je ne vois point de plus plaisante momerie; je ne vois rien de plus ridicule, qu'un homme qui se veut mêler d'en guérir un autre.
ARGAN.- Pourquoi ne voulez-vous pas, mon frère, qu'un homme en puisse guérir un autre?
BÉRALDE.- Par la raison, mon frère, que les ressorts de notre machine sont des mystères jusques ici, où les hommes ne voient goutte; et que la nature nous a mis au-devant des yeux des voiles trop épais pour y connaître quelque chose.
ARGAN.- Les médecins ne savent donc rien, à votre compte?
BÉRALDE.- Si fait, mon frère. Ils savent la plupart de fort belles humanités; savent parler en beau latin, savent nommer en grec toutes les maladies, les définir, et les diviser; mais pour ce qui est de les guérir, c'est ce qu'ils ne savent point du tout.
ARGAN.- Mais toujours faut-il demeurer d'accord, que sur cette matière les médecins en savent plus que les autres.
BÉRALDE.- Ils savent, mon frère, ce que je vous ai dit, qui ne guérit pas de grand-chose, et toute l'excellence de leur art consiste en un pompeux galimatias, en un spécieux babil, qui vous donne des mots pour des raisons, et des promesses pour des effets.
ARGAN.- Mais enfin, mon frère, il y a des gens aussi sages et aussi habiles que vous; et nous voyons que dans la maladie tout le monde a recours aux médecins.
BÉRALDE.- C'est une marque de la faiblesse humaine, et non pas de la vérité de leur art.
ARGAN.- Mais il faut bien que les médecins croient leur art véritable, puisqu'ils s'en servent pour eux-mêmes.
BÉRALDE.- C'est qu'il y en a parmi eux, qui sont eux-mêmes dans l'erreur populaire, dont ils profitent, et d'autres qui en profitent sans y être. Votre Monsieur Purgon, par exemple, n'y sait point de finesse; c'est un homme tout médecin, depuis la tête jusqu'aux pieds. Un homme qui croit à ses règles, plus qu'à toutes les démonstrations des mathématiques, et qui croirait du crime à les vouloir examiner; qui ne voit rien d'obscur dans la médecine, rien de douteux, rien de difficile; et qui avec une impétuosité de prévention, une raideur de confiance, une brutalité de sens commun et de raison, donne au travers des purgations et des saignées, et ne balance aucune chose. Il ne lui faut point vouloir mal de tout ce qu'il pourra vous faire, c'est de la meilleure foi du monde, qu'il vous expédiera, et il ne fera, en vous tuant, que ce qu'il a fait à sa femme et à ses enfants, et ce qu'en un besoin il ferait à lui-même.
ARGAN.- C'est que vous avez, mon frère, une dent de lait contre lui. Mais enfin, venons au fait. Que faire donc, quand on est malade?
BÉRALDE.- Rien, mon frère.
ARGAN.- Rien?
BÉRALDE.- Rien. Il ne faut que demeurer en repos. La nature d'elle-même, quand nous la laissons faire, se tire doucement du désordre où elle est tombée. C'est notre inquiétude, c'est notre impatience qui gâte tout, et presque tous les hommes meurent de leurs remèdes, et non pas de leurs maladies.
ARGAN.- Mais il faut demeurer d'accord, mon frère, qu'on peut aider cette nature par de certaines choses.
BÉRALDE.- Mon Dieu, mon frère, ce sont pures idées, dont nous aimons à nous repaître; et de tout temps il s'est glissé parmi les hommes de belles imaginations que nous venons à croire, parce qu'elles nous flattent, et qu'il serait à souhaiter qu'elles fussent véritables. Lorsqu'un médecin vous parle d'aider, de secourir, de soulager la nature, de lui ôter ce qui lui nuit, et lui donner ce qui lui manque, de la rétablir, et de la remettre dans une pleine facilité de ses fonctions: lorsqu'il vous parle de rectifier le sang, de tempérer les entrailles, et le cerveau, de dégonfler la rate, de raccommoder la poitrine, de réparer le foie, de fortifier le cœur, de rétablir et conserver la chaleur naturelle, et d'avoir des secrets pour étendre la vie à de longues années; il vous dit justement le roman de la médecine. Mais quand vous en venez à la vérité, et à l'expérience, vous ne trouvez rien de tout cela, et il en est comme de ces beaux songes, qui ne vous laissent au réveil que le déplaisir de les avoir crus.
ARGAN.- C'est-à-dire, que toute la science du monde est renfermée dans votre tête, et vous voulez en savoir plus que tous les grands médecins de notre siècle.
BÉRALDE.- Dans les discours, et dans les choses, ce sont deux sortes de personnes, que vos grands médecins. Entendez-les parler, les plus habiles gens du monde; voyez-les faire, les plus ignorants de tous les hommes.
ARGAN.- Hoy. Vous êtes un grand docteur, à ce que je vois, et je voudrais bien qu'il y eût ici quelqu'un de ces messieurs pour rembarrer vos raisonnements, et rabaisser votre caquet.
BÉRALDE.- Moi, mon frère, je ne prends point à tâche de combattre la médecine, et chacun à ses périls et fortune, peut croire tout ce qu'il lui plaît. Ce que j'en dis n'est qu'entre nous, et j'aurais souhaité de pouvoir un peu vous tirer de l'erreur où vous êtes; et pour vous divertir vous mener voir sur ce chapitre quelqu'une des comédies de Molière.
ARGAN.- C'est un bon impertinent que votre Molière avec ses comédies, et je le trouve bien plaisant d'aller jouer d'honnêtes gens comme les médecins.
BÉRALDE.- Ce ne sont point les médecins qu'il joue, mais le ridicule de la médecine.
ARGAN.- C'est bien à lui à faire de se mêler de contrôler la médecine; voilà un bon nigaud, un bon impertinent, de se moquer des consultations et des ordonnances, de s'attaquer au corps des médecins, et d'aller mettre sur son théâtre des personnes vénérables comme ces Messieurs-là.
BÉRALDE.- Que voulez-vous qu'il y mette, que les diverses professions des hommes? On y met bien tous les jours les princes et les rois, qui sont d'aussi bonne maison que les médecins.
ARGAN.- Par la mort non de diable, si j'étais que des médecins je me vengerais de son impertinence, et quand il sera malade, je le laisserais mourir sans secours. Il aurait beau faire et beau dire, je ne lui ordonnerais pas la moindre petite saignée, le moindre petit lavement; et je lui dirais: "crève, crève, cela t'apprendra une autre fois à te jouer à la Faculté".
BÉRALDE.- Vous voilà bien en colère contre lui.
ARGAN.- Oui, c'est un malavisé, et si les médecins sont sages, ils feront ce que je dis.
BÉRALDE.- Il sera encore plus sage que vos médecins, car il ne leur demandera point de secours.
ARGAN.- Tant pis pour lui s'il n'a point recours aux remèdes.
BÉRALDE.- Il a ses raisons pour n'en point vouloir, et il soutient que cela n'est permis qu'aux gens vigoureux et robustes, et qui ont des forces de reste pour porter les remèdes avec la maladie; mais que pour lui il n'a justement de la force, que pour porter son mal.
ARGAN.- Les sottes raisons que voilà. Tenez, mon frère, ne parlons point de cet homme-là davantage, car cela m'échauffe la bile, et vous me donneriez mon mal.
BÉRALDE.- Je le veux bien, mon frère, et pour changer de discours, je vous dirai que sur une petite répugnance que vous témoigne votre fille, vous ne devez point prendre les résolutions violentes de la mettre dans un couvent. Que pour le choix d'un gendre, il ne vous faut pas suivre aveuglément la passion qui vous emporte, et qu'on doit sur cette matière s'accommoder un peu à l'inclination d'une fille, puisque c'est pour toute la vie, et que de là dépend tout le bonheur d'un mariage.
SCÈNE IV
MONSIEUR FLEURANT, une seringue à la main, ARGAN, BÉRALDE.
ARGAN.- Ah! mon frère, avec votre permission.
BÉRALDE.- Comment, que voulez-vous faire?
ARGAN.- Prendre ce petit lavement-là, ce sera bientôt fait.
BÉRALDE.- Vous vous moquez. Est-ce que vous ne sauriez être un moment sans lavement, ou sans médecine? Remettez cela à une autre fois, et demeurez un peu en repos.
ARGAN.- Monsieur Fleurant, à ce soir, ou à demain au matin.
MONSIEUR FLEURANT, à Béralde.- De quoi vous mêlez-vous de vous opposer aux ordonnances de la médecine, et d'empêcher Monsieur de prendre mon clystère? Vous êtes bien plaisant d'avoir cette hardiesse-là!
BÉRALDE.- Allez, Monsieur, on voit bien que vous n'avez pas accoutumé de parler à des visages.
MONSIEUR FLEURANT.- On ne doit point ainsi se jouer des remèdes, et me faire perdre mon temps. Je ne suis venu ici que sur une bonne ordonnance, et je vais dire à Monsieur Purgon comme on m'a empêché d'exécuter ses ordres, et de faire ma fonction. Vous verrez, vous verrez...
ARGAN.- Mon frère, vous serez cause ici de quelque malheur.
BÉRALDE.- Le grand malheur de ne pas prendre un lavement, que Monsieur Purgon a ordonné. Encore un coup, mon frère, est-il possible qu'il n'y ait pas moyen de vous guérir de la maladie des médecins, et que vous vouliez être toute votre vie enseveli dans leurs remèdes?
ARGAN.- Mon Dieu, mon frère, vous en parlez comme un homme qui se porte bien; mais si vous étiez à ma place, vous changeriez bien de langage. Il est aisé de parler contre la médecine, quand on est en pleine santé.
BÉRALDE.- Mais quel mal avez-vous?
ARGAN.- Vous me feriez enrager. Je voudrais que vous l'eussiez, mon mal, pour voir si vous jaseriez tant. Ah! voici Monsieur Purgon.
SCÈNE V
MONSIEUR PURGON, ARGAN, BÉRALDE, TOINETTE.
MONSIEUR PURGON.- Je viens d'apprendre là-bas à la porte de jolies nouvelles. Qu'on se moque ici de mes ordonnances, et qu'on a fait refus de prendre le remède que j'avais prescrit.
ARGAN.- Monsieur, ce n'est pas...
MONSIEUR PURGON.- Voilà une hardiesse bien grande, une étrange rébellion d'un malade contre son médecin.
TOINETTE.- Cela est épouvantable.
MONSIEUR PURGON.- Un clystère que j'avais pris plaisir à composer moi-même.
ARGAN.- Ce n'est pas moi...
MONSIEUR PURGON.- Inventé, et formé dans toutes les règles de l'art.
TOINETTE.- Il a tort.
MONSIEUR PURGON.- Et qui devait faire dans des entrailles un effet merveilleux.
ARGAN.- Mon frère?
MONSIEUR PURGON.- Le renvoyer avec mépris!
ARGAN.- C'est lui...
MONSIEUR PURGON.- C'est une action exorbitante.
TOINETTE.- Cela est vrai.
MONSIEUR PURGON.- Un attentat énorme contre la médecine.
ARGAN.- Il est cause...
MONSIEUR PURGON.- Un crime de lèse-Faculté, qui ne se peut assez punir.
TOINETTE.- Vous avez raison.
MONSIEUR PURGON.- Je vous déclare que je romps commerce avec vous.
ARGAN.- C'est mon frère...
MONSIEUR PURGON.- Que je ne veux plus d'alliance avec vous.
TOINETTE.- Vous ferez bien.
MONSIEUR PURGON.- Et que pour finir toute liaison avec vous, voilà la donation que je faisais à mon neveu en faveur du mariage.
ARGAN.- C'est mon frère qui a fait tout le mal.
MONSIEUR PURGON.- Mépriser mon clystère?
ARGAN.- Faites-le venir, je m'en vais le prendre.
MONSIEUR PURGON.- Je vous aurais tiré d'affaire avant qu'il fût peu.
TOINETTE.- Il ne le mérite pas.
MONSIEUR PURGON.- J'allais nettoyer votre corps, et en évacuer entièrement les mauvaises humeurs.
ARGAN.- Ah, mon frère!
MONSIEUR PURGON.- Et je ne voulais plus qu'une douzaine de médecines, pour vider le fond du sac.
TOINETTE.- Il est indigne de vos soins.
MONSIEUR PURGON.- Mais puisque vous n'avez pas voulu guérir par mes mains...
ARGAN.- Ce n'est pas ma faute.
MONSIEUR PURGON.- Puisque vous vous êtes soustrait de l'obéissance que l'on doit à son médecin...
TOINETTE.- Cela crie vengeance.
MONSIEUR PURGON.- Puisque vous vous êtes déclaré rebelle aux remèdes que je vous ordonnais...
ARGAN.- Hé point du tout.
MONSIEUR PURGON.- J'ai à vous dire que je vous abandonne à votre mauvaise constitution, à l'intempérie de vos entrailles, à la corruption de votre sang, à l'âcreté de votre bile, et à la féculence de vos humeurs.
TOINETTE.- C'est fort bien fait.
ARGAN.- Mon Dieu!
MONSIEUR PURGON.- Et je veux qu'avant qu'il soit quatre jours, vous deveniez dans un état incurable.
ARGAN.- Ah! miséricorde.
MONSIEUR PURGON.- Que vous tombiez dans la bradypepsie.
ARGAN.- Monsieur Purgon.
MONSIEUR PURGON.- De la bradypepsie, dans la dyspepsie.
ARGAN.- Monsieur Purgon.
MONSIEUR PURGON.- De la dyspepsie, dans l'apepsie.
ARGAN.- Monsieur Purgon.
MONSIEUR PURGON.- De l'apepsie, dans la lienterie.
ARGAN.- Monsieur Purgon.
MONSIEUR PURGON.- De la lienterie, dans la dyssenterie.
ARGAN.- Monsieur Purgon.
MONSIEUR PURGON.- De la dyssenterie, dans l'hydropisie.
ARGAN.- Monsieur Purgon.
MONSIEUR PURGON.- Et de l'hydropisie dans la privation de la vie, où vous aura conduit votre folie.
SCÈNE VI
ARGAN, BÉRALDE.
ARGAN.- Ah! mon Dieu! je suis mort. Mon frère vous m'avez perdu.
BÉRALDE.- Quoi? qu'y a-t-il?
ARGAN.- Je n'en puis plus. Je sens déjà que la médecine se venge.
BÉRALDE.- Ma foi, mon frère, vous êtes fou, et je ne voudrais pas pour beaucoup de choses, qu'on vous vît faire ce que vous faites. Tâtez-vous un peu, je vous prie; revenez à vous-même; et ne donnez point tant à votre imagination.
ARGAN.- Vous voyez, mon frère, les étranges maladies, dont il m'a menacé.
BÉRALDE.- Le simple homme que vous êtes!
ARGAN.- Il dit que je deviendrai incurable avant qu'il soit quatre jours.
BÉRALDE.- Et ce qu'il dit, que fait-il à la chose? Est-ce un oracle qui a parlé? Il semble à vous entendre, que Monsieur Purgon tienne dans ses mains le filet de vos jours, et que d'autorité suprême il vous l'allonge, et vous le raccourcisse comme il lui plaît. Songez que les principes de votre vie sont en vous-même, et que le courroux de Monsieur Purgon est aussi peu capable de vous faire mourir, que ses remèdes de vous faire vivre. Voici une aventure si vous voulez à vous défaire des médecins, ou si vous êtes né à ne pouvoir vous en passer, il est aisé d'en avoir un autre, avec lequel, mon frère, vous puissiez courir un peu moins de risque.
ARGAN.- Ah! mon frère, il sait tout mon tempérament, et la manière dont il faut me gouverner.
BÉRALDE.- Il faut vous avouer que vous êtes un homme d'une grande prévention, et que vous voyez les choses avec d'étranges yeux.
SCÈNE VII
TOINETTE, ARGAN, BÉRALDE.
TOINETTE.- Monsieur, voilà un médecin qui demande à vous voir.
ARGAN.- Et quel médecin?
TOINETTE.- Un médecin de la médecine.
ARGAN.- Je te demande qui il est?
TOINETTE.- Je ne le connais pas; mais il me ressemble comme deux gouttes d'eau, et si je n'étais sûre que ma mère était honnête femme, je dirais que ce serait quelque petit frère, qu'elle m'aurait donné depuis le trépas de mon père.
ARGAN.- Fais-le venir.
BÉRALDE.- Vous êtes servi à souhait. Un médecin vous quitte, un autre se présente.
ARGAN.- J'ai bien peur que vous ne soyez cause de quelque malheur.
BÉRALDE.- Encore! Vous en revenez toujours là?
ARGAN.- Voyez-vous, j'ai sur le cœur toutes ces maladies-là que je ne connais point, ces...
SCÈNE VIII
TOINETTE en médecin, ARGAN, BÉRALDE.
TOINETTE, en médecin.- Monsieur, agréez que je vienne vous rendre visite, et vous offrir mes petits services pour toutes les saignées, et les purgations, dont vous aurez besoin.
ARGAN.- Monsieur, je vous suis fort obligé. Par ma foi, voilà Toinette elle-même.
TOINETTE.- Monsieur, je vous prie de m'excuser, j'ai oublié de donner une commission à mon valet, je reviens tout à l'heure.
ARGAN.- Eh! ne diriez-vous pas que c'est effectivement Toinette?
BÉRALDE.- Il est vrai que la ressemblance est tout à fait grande. Mais ce n'est pas la première fois qu'on a vu de ces sortes de choses, et les histoires ne sont pleines que de ces jeux de la nature.
ARGAN.- Pour moi, j'en suis surpris, et...
SCÈNE IX
TOINETTE, ARGAN, BÉRALDE.
TOINETTE quitte son habit de médecin si promptement qu'il est difficile de croire que ce soit elle qui a paru en médecin.- Que voulez-vous, Monsieur?
ARGAN.- Comment?
TOINETTE.- Ne m'avez-vous pas appelé?
ARGAN.- Moi? non.
TOINETTE.- Il faut donc que les oreilles m'aient corné.
ARGAN.- Demeure un peu ici pour voir comme ce médecin te ressemble.
TOINETTE, en sortant, dit.- Oui, vraiment, j'ai affaire là-bas, et je l'ai assez vu.
ARGAN.- Si je ne les voyais tous deux, je croirais que ce n'est qu'un.
BÉRALDE.- J'ai lu des choses surprenantes de ces sortes de ressemblances, et nous en avons vu de notre temps où tout le monde s'est trompé.
ARGAN.- Pour moi, j'aurais été trompé à celle-là, et j'aurais juré que c'est la même personne.
SCÈNE X
TOINETTE, en médecin, ARGAN, BÉRALDE.
TOINETTE, en médecin.- Monsieur, je vous demande pardon de tout mon cœur.
ARGAN.- Cela est admirable!
TOINETTE.- Vous ne trouverez pas mauvaise, s'il vous plaît, la curiosité que j'ai eue de voir un illustre malade comme vous êtes, et votre réputation qui s'étend partout, peut excuser la liberté que j'ai prise.
ARGAN.- Monsieur, je suis votre serviteur.
TOINETTE.- Je vois, Monsieur, que vous me regardez fixement. Quel âge croyez-vous bien que j'aie?
ARGAN.- Je crois que tout au plus vous pouvez avoir vingt-six, ou vingt-sept ans.
TOINETTE.- Ah, ah, ah, ah, ah! J'en ai quatre-vingt-dix.
ARGAN.- Quatre-vingt-dix?
TOINETTE.- Oui. Vous voyez un effet des secrets de mon art, de me conserver ainsi frais et vigoureux.
ARGAN.- Par ma foi voilà un beau jeune vieillard pour quatre-vingt-dix ans.
TOINETTE.- Je suis médecin passager, qui vais de ville en ville, de province en province, de royaume en royaume, pour chercher d'illustres matières à ma capacité, pour trouver des malades dignes de m'occuper, capables d'exercer les grands, et beaux secrets que j'ai trouvés dans la médecine. Je dédaigne de m'amuser à ce menu fatras de maladies ordinaires, à ces bagatelles de rhumatismes et de fluxions, à ces fiévrottes, à ces vapeurs, et à ces migraines. Je veux des maladies d'importance, de bonnes fièvres continues, avec des transports au cerveau, de bonnes fièvres pourprées, de bonnes pestes, de bonnes hydropisies formées, de bonnes pleurésies, avec des inflammations de poitrine, c'est là que je me plais, c'est là que je triomphe; et je voudrais, Monsieur, que vous eussiez toutes les maladies que je viens de dire, que vous fussiez abandonné de tous les médecins, désespéré, à l'agonie, pour vous montrer l'excellence de mes remèdes, et l'envie que j'aurais de vous rendre service.
ARGAN.- Je vous suis obligé, Monsieur, des bontés que vous avez pour moi.
TOINETTE.- Donnez-moi votre pouls. Allons donc, que l'on batte comme il faut. Ahy, je vous ferai bien aller comme vous devez. Hoy, ce pouls-là fait l'impertinent; je vois bien que vous ne me connaissez pas encore. Qui est votre médecin?
ARGAN.- Monsieur Purgon.
TOINETTE.- Cet homme-là n'est point écrit sur mes tablettes entre les grands médecins. De quoi, dit-il, que vous êtes malade?
ARGAN.- Il dit que c'est du foie, et d'autres disent que c'est de la rate.
TOINETTE.- Ce sont tous des ignorants, c'est du poumon que vous êtes malade.
ARGAN.- Du poumon?
TOINETTE.- Oui. Que sentez-vous?
ARGAN.- Je sens de temps en temps des douleurs de tête.
TOINETTE.- Justement, le poumon.
ARGAN.- Il me semble parfois que j'ai un voile devant les yeux.
TOINETTE.- Le poumon.
ARGAN.- J'ai quelquefois des maux de cœur.
TOINETTE.- Le poumon.
ARGAN.- Je sens parfois des lassitudes par tous les membres.
TOINETTE.- Le poumon.
ARGAN.- Et quelquefois il me prend des douleurs dans le ventre, comme si c'était des coliques.
TOINETTE.- Le poumon. Vous avez appétit à ce que vous mangez?
ARGAN.- Oui, Monsieur.
TOINETTE.- Le poumon. Vous aimez à boire un peu de vin?
ARGAN.- Oui, Monsieur.
TOINETTE.- Le poumon. Il vous prend un petit sommeil après le repas, et vous êtes bien aise de dormir?
ARGAN.- Oui, Monsieur.
TOINETTE.- Le poumon, le poumon, vous dis-je. Que vous ordonne votre médecin pour votre nourriture?
ARGAN.- Il m'ordonne du potage.
TOINETTE.- Ignorant.
ARGAN.- De la volaille.
TOINETTE.- Ignorant.
ARGAN.- Du veau.
TOINETTE.- Ignorant.
ARGAN.- Des bouillons.
TOINETTE.- Ignorant.
ARGAN.- Des œufs frais.
TOINETTE.- Ignorant.
ARGAN.- Et le soir de petits pruneaux pour lâcher le ventre.
TOINETTE.- Ignorant.
ARGAN.- Et surtout de boire mon vin fort trempé.
TOINETTE.- Ignorantus, ignoranta, ignorantum. Il faut boire votre vin pur; et pour épaissir votre sang qui est trop subtil, il faut manger de bon gros bœuf, de bon gros porc, de bon fromage de Hollande, du gruau et du riz, et des marrons et des oublies, pour coller et conglutiner. Votre médecin est une bête. Je veux vous en envoyer un de ma main, et je viendrai vous voir de temps en temps, tandis que je serai en cette ville.
ARGAN.- Vous m'obligez beaucoup.
TOINETTE.- Que diantre faites-vous de ce bras-là?
ARGAN.- Comment?
TOINETTE.- Voilà un bras que je me ferais couper tout à l'heure, si j'étais que de vous.
ARGAN.- Et pourquoi?
TOINETTE.- Ne voyez-vous pas qu'il tire à soi toute la nourriture, et qu'il empêche ce côté-là de profiter?
ARGAN.- Oui, mais j'ai besoin de mon bras.
TOINETTE.- Vous avez là aussi un œil droit que je me ferais crever, si j'étais en votre place.
ARGAN.- Crever un œil?
TOINETTE.- Ne voyez-vous pas qu'il incommode l'autre, et lui dérobe sa nourriture? Croyez-moi, faites-vous-le crever au plus tôt, vous en verrez plus clair de l'œil gauche.
ARGAN.- Cela n'est pas pressé.
TOINETTE.- Adieu. Je suis fâché de vous quitter si tôt, mais il faut que je me trouve à une grande consultation qui se doit faire, pour un homme qui mourut hier.
ARGAN.- Pour un homme qui mourut hier?
TOINETTE.- Oui, pour aviser, et voir ce qu'il aurait fallu lui faire pour le guérir. Jusqu'au revoir.
ARGAN.- Vous savez que les malades ne reconduisent point.
BÉRALDE.- Voilà un médecin vraiment, qui paraît fort habile.
ARGAN.- Oui, mais il va un peu bien vite.
BÉRALDE.- Tous les grands médecins sont comme cela.
ARGAN.- Me couper un bras, et me crever un œil, afin que l'autre se porte mieux? J'aime bien mieux qu'il ne se porte pas si bien. La belle opération, de me rendre borgne et manchot!
SCÈNE XI
TOINETTE, ARGAN, BÉRALDE.
TOINETTE.- Allons, allons, je suis votre servante, je n'ai pas envie de rire.
ARGAN.- Qu'est-ce que c'est?
TOINETTE.- Votre médecin, ma foi, qui me voulait tâter le pouls.
ARGAN.- Voyez un peu, à l'âge de quatre-vingt-dix ans.
BÉRALDE.- Oh ça, mon frère, puisque voilà votre Monsieur Purgon brouillé avec vous, ne voulez-vous pas bien que je vous parle du parti qui s'offre pour ma nièce?
ARGAN.- Non, mon frère, je veux la mettre dans un couvent, puisqu'elle s'est opposée à mes volontés. Je vois bien qu'il y a quelque amourette là-dessous, et j'ai découvert certaine entrevue secrète, qu'on ne sait pas que j'aie découverte.
BÉRALDE.- Hé bien, mon frère, quand il y aurait quelque petite inclination, cela serait-il si criminel, et rien peut-il vous offenser, quand tout ne va qu'à des choses honnêtes, comme le mariage?
ARGAN.- Quoi qu'il en soit, mon frère, elle sera religieuse, c'est une chose résolue.
BÉRALDE.- Vous voulez faire plaisir à quelqu'un.
ARGAN.- Je vous entends. Vous en revenez toujours là, et ma femme vous tient au cœur.
BÉRALDE.- Hé bien oui, mon frère, puisqu'il faut parler à cœur ouvert, c'est votre femme que je veux dire; et non plus que l'entêtement de la médecine, je ne puis vous souffrir l'entêtement où vous êtes pour elle, et voir que vous donniez tête baissée dans tous les pièges qu'elle vous tend.
TOINETTE.- Ah! Monsieur, ne parlez point de Madame, c'est une femme sur laquelle il n'y a rien à dire; une femme sans artifice, et qui aime Monsieur, qui l'aime... On ne peut pas dire cela.
ARGAN.- Demandez-lui un peu les caresses qu'elle me fait.
TOINETTE.- Cela est vrai.
ARGAN.- L'inquiétude que lui donne ma maladie.
TOINETTE.- Assurément.
ARGAN.- Et les soins et les peines qu'elle prend autour de moi.
TOINETTE.- Il est certain. Voulez-vous que je vous convainque, et vous fasse voir tout à l'heure comme Madame aime Monsieur? Monsieur, souffrez que je lui montre son bec jaune, et le tire d'erreur.
ARGAN.- Comment?
TOINETTE.- Madame s'en va revenir. Mettez-vous tout étendu dans cette chaise, et contrefaites le mort. Vous verrez la douleur où elle sera, quand je lui dirai la nouvelle.
ARGAN.- Je le veux bien.
TOINETTE.- Oui, mais ne la laissez pas longtemps dans le désespoir, car elle en pourrait bien mourir.
ARGAN.- Laisse-moi faire.
TOINETTE, à Béralde.- Cachez-vous, vous, dans ce coin-là.
ARGAN.- N'y a-t-il point quelque danger à contrefaire le mort?
TOINETTE.- Non, non. Quel danger y aurait-il? Étendez-vous là seulement. (Bas.) Il y aura plaisir à confondre votre frère. Voici Madame. Tenez-vous bien.
SCÈNE XII
BÉLINE, TOINETTE, ARGAN, BÉRALDE.
TOINETTE s'écrie.- Ah! mon Dieu! Ah malheur! Quel étrange accident!
BÉLINE.- Qu'est-ce, Toinette?
TOINETTE.- Ah, Madame!
BÉLINE.- Qu'y a-t-il?
TOINETTE.- Votre mari est mort.
BÉLINE.- Mon mari est mort?
TOINETTE.- Hélas oui. Le pauvre défunt est trépassé.
BÉLINE.- Assurément?
TOINETTE.- Assurément. Personne ne sait encore cet accident-là, et je me suis trouvée ici toute seule. Il vient de passer entre mes bras. Tenez, le voilà tout de son long dans cette chaise.
BÉLINE.- Le Ciel en soit loué. Me voilà délivrée d'un grand fardeau. Que tu es sotte, Toinette, de t'affliger de cette mort!
TOINETTE.- Je pensais, Madame, qu'il fallût pleurer.
BÉLINE.- Va, va, cela n'en vaut pas la peine. Quelle perte est-ce que la sienne, et de quoi servait-il sur la terre? Un homme incommode à tout le monde, malpropre, dégoûtant, sans cesse un lavement, ou une médecine dans le ventre, mouchant, toussant, crachant toujours, sans esprit, ennuyeux, de mauvaise humeur, fatiguant sans cesse les gens, et grondant jour et nuit servantes, et valets.
TOINETTE.- Voilà une belle oraison funèbre.
BÉLINE.- Il faut, Toinette, que tu m'aides à exécuter mon dessein, et tu peux croire qu'en me servant ta récompense est sûre. Puisque par un bonheur personne n'est encore averti de la chose, portons-le dans son lit, et tenons cette mort cachée, jusqu'à ce que j'aie fait mon affaire. Il y a des papiers, il y a de l'argent, dont je me veux saisir, et il n'est pas juste que j'aie passé sans fruit auprès de lui mes plus belles années. Viens, Toinette, prenons auparavant toutes ses clefs.
ARGAN, se levant brusquement.- Doucement.
BÉLINE, surprise, et épouvantée.- Ahy!
ARGAN.- Oui, Madame ma femme, c'est ainsi que vous m'aimez?
TOINETTE.- Ah, ah, le défunt n'est pas mort.
ARGAN, à Béline qui sort.- Je suis bien aise de voir votre amitié, et d'avoir entendu le beau panégyrique que vous avez fait de moi. Voilà un avis au lecteur, qui me rendra sage à l'avenir, et qui m'empêchera de faire bien des choses.
BÉRALDE, sortant de l'endroit où il était caché.- Hé bien, mon frère, vous le voyez.
TOINETTE.- Par ma foi, je n'aurais jamais cru cela. Mais j'entends votre fille, remettez-vous comme vous étiez, et voyons de quelle manière elle recevra votre mort. C'est une chose qu'il n'est pas mauvais d'éprouver; et puisque vous êtes en train, vous connaîtrez par là les sentiments que votre famille a pour vous.
SCÈNE XIII
ANGÉLIQUE, ARGAN, TOINETTE, BÉRALDE.
TOINETTE s'écrie:- Ô Ciel! Ah, fâcheuse aventure! Malheureuse journée!
ANGÉLIQUE.- Qu'as-tu, Toinette, et de quoi pleures-tu?
TOINETTE.- Hélas! j'ai de tristes nouvelles à vous donner.
ANGÉLIQUE.- Hé quoi?
TOINETTE.- Votre père est mort.
ANGÉLIQUE.- Mon père est mort, Toinette?
TOINETTE.- Oui, vous le voyez là. Il vient de mourir tout à l'heure d'une faiblesse qui lui a pris.
ANGÉLIQUE.- Ô Ciel! quelle infortune! quelle atteinte cruelle! Hélas! faut-il que je perde mon père, la seule chose qui me restait au monde; et qu'encore pour un surcroît de désespoir, je le perde dans un moment où il était irrité contre moi? Que deviendrai-je, malheureuse, et quelle consolation trouver après une si grande perte?
SCÈNE XIV ET DERNIÈRE
CLÉANTE, ANGÉLIQUE, ARGAN, BÉRALDE, TOINETTE.
CLÉANTE.- Qu'avez-vous donc, belle Angélique? et quel malheur pleurez-vous?
ANGÉLIQUE.- Hélas! je pleure tout ce que dans la vie je pouvais perdre de plus cher, et de plus précieux. Je pleure la mort de mon père.
CLÉANTE.- Ô Ciel! quel accident! quel coup inopiné! hélas! après la demande que j'avais conjuré votre oncle de lui faire pour moi, je venais me présenter à lui, et tâcher par mes respects et par mes prières, de disposer son cœur à vous accorder à mes vœux.
ANGÉLIQUE.- Ah! Cléante, ne parlons plus de rien. Laissons là toutes les pensées du mariage. Après la perte de mon père, je ne veux plus être du monde, et j'y renonce pour jamais. Oui, mon père, si j'ai résisté tantôt à vos volontés, je veux suivre du moins une de vos intentions, et réparer par là le chagrin que je m'accuse de vous avoir donné. Souffrez, mon père, que je vous en donne ici ma parole, et que je vous embrasse, pour vous témoigner mon ressentiment.
ARGAN se lève.- Ah! ma fille.
ANGÉLIQUE, épouvantée.- Ahy!
ARGAN.- Viens. N'aie point de peur, je ne suis pas mort. Va, tu es mon vrai sang, ma véritable fille, et je suis ravi d'avoir vu ton bon naturel.
ANGÉLIQUE.- Ah! quelle surprise agréable, mon père, puisque par un bonheur extrême le Ciel vous redonne à mes vœux, souffrez qu'ici je me jette à vos pieds pour vous supplier d'une chose. Si vous n'êtes pas favorable au penchant de mon cœur, si vous me refusez Cléante pour époux, je vous conjure, au moins, de ne me point forcer d'en épouser un autre. C'est toute la grâce que je vous demande.
CLÉANTE se jette à genoux.- Eh, Monsieur, laissez-vous toucher à ses prières et aux miennes; et ne vous montrez point contraire aux mutuels empressements d'une si belle inclination.
BÉRALDE.- Mon frère, pouvez-vous tenir là contre?
TOINETTE.- Monsieur, serez-vous insensible à tant d'amour?
ARGAN.- Qu'il se fasse médecin, je consens au mariage. Oui, faites-vous médecin, je vous donne ma fille.
CLÉANTE.- Très volontiers, Monsieur, s'il ne tient qu'à cela pour être votre gendre, je me ferai médecin, apothicaire même, si vous voulez. Ce n'est pas une affaire que cela, et je ferais bien d'autres choses pour obtenir la belle Angélique.
BÉRALDE.- Mais, mon frère, il me vient une pensée. Faites-vous médecin vous-même. La commodité sera encore plus grande, d'avoir en vous tout ce qu'il vous faut.
TOINETTE.- Cela est vrai. Voilà le vrai moyen de vous guérir bientôt; et il n'y a point de maladie si osée, que de se jouer à la personne d'un médecin.
ARGAN.- Je pense, mon frère, que vous vous moquez de moi. Est-ce que je suis en âge d'étudier?
BÉRALDE.- Bon, étudier. Vous êtes assez savant; et il y en a beaucoup parmi eux, qui ne sont pas plus habiles que vous.
ARGAN.- Mais il faut savoir bien parler latin, connaître les maladies, et les remèdes qu'il y faut faire.
BÉRALDE.- En recevant la robe et le bonnet de médecin, vous apprendrez tout cela, et vous serez après plus habile que vous ne voudrez.
ARGAN.- Quoi? l'on sait discourir sur les maladies quand on a cet habit-là?
BÉRALDE.- Oui. L'on n'a qu'à parler; avec une robe, et un bonnet, tout galimatias devient savant, et toute sottise devient raison.
TOINETTE.- Tenez, Monsieur, quand il n'y aurait que votre barbe, c'est déjà beaucoup, et la barbe fait plus de la moitié d'un médecin.
CLÉANTE.- En tout cas, je suis prêt à tout.
BÉRALDE.- Voulez-vous que l'affaire se fasse tout à l'heure?
ARGAN.- Comment tout à l'heure?
BÉRALDE.- Oui, et dans votre maison.
ARGAN.- Dans ma maison?
BÉRALDE.- Oui. Je connais une Faculté de mes amies, qui viendra tout à l'heure en faire la cérémonie dans votre salle. Cela ne vous coûtera rien.
ARGAN.- Mais, moi que dire, que répondre?
BÉRALDE.- On vous instruira en deux mots, et l'on vous donnera par écrit ce que vous devez dire. Allez-vous-en vous mettre en habit décent, je vais les envoyer quérir.
ARGAN.- Allons, voyons cela.
CLÉANTE.- Que voulez-vous dire, et qu'entendez-vous avec cette Faculté de vos amies...?
TOINETTE.- Quel est donc votre dessein?
BÉRALDE.- De nous divertir un peu ce soir. Les comédiens ont fait un petit intermède de la réception d'un médecin, avec des danses et de la musique; je veux que nous en prenions ensemble le divertissement, et que mon frère y fasse le premier personnage.
ANGÉLIQUE.- Mais, mon oncle, il me semble que vous vous jouez un peu beaucoup de mon père.
BÉRALDE.- Mais, ma nièce, ce n'est pas tant le jouer, que s'accommoder à ses fantaisies. Tout ceci n'est qu'entre nous. Nous y pouvons aussi prendre chacun un personnage, et nous donner ainsi la comédie les uns aux autres. Le carnaval autorise cela. Allons vite préparer toutes choses.
CLÉANTE, à Angélique.- Y consentez-vous?
ANGÉLIQUE.- Oui, puisque mon oncle nous conduit.
TROISIÈME INTERMÈDE
C'est une cérémonie burlesque d'un homme qu'on fait médecin, en récit, chant, et danse.
ENTRÉE DE BALLET
Plusieurs tapissiers viennent préparer la salle, et placer les bancs en cadence. Ensuite de quoi toute l'assemblée, composée de huit porte-seringues, six apothicaires, vingt-deux docteurs et celui qui se fait recevoir médecin, huit chirurgiens dansants, et deux chantants, entre, et prend ses places, selon les rangs.
PRAESES
Sçavantissimi doctores,
Medicinæ professores,
Qui hic assemblati estis;
Et vos, altri Messiores,
Sententiarum Facultatis
Fideles executores,
Chirurgiani et apothicari,
Atque tota compania aussi,
Salus, honor, et argentum,
Atque bonum appetitum.
Non possum, docti Confreri,
En moi satis admirari,
Qualis bona inventio,
Est medici professio:
Quam bella chosa est, et bene trovata,
Medicina illa benedicta,
Quæ suo nomine solo
Surprenanti miraculo,
Depuis si longo tempore
Facit à gogo vivere
Tant de gens omni genere.
Per totam terram videmus
Grandam vogam ubi sumus;
Et quod grandes et petiti
Sunt de nobis infatuti:
Totus mundus, currens ad nostros remedios,
Nos regardat sicut Deos,
Et nostris ordonnanciis
Principes et reges soumissos videtis.
Donque il est nostræ sapientiæ,
Boni sensus atque prudentiæ,
De fortement travaillare,
A nos bene conservare
In tali credito, voga, et honore,
Et prandere gardam à non recevere
In nostro docto corpore
Quam personas capabiles,
Et totas dignas ramplire
Has plaças honorabiles.
C'est pour cela que nunc convocati estis,
Et credo quod trovabitis
Dignam matieram medici,
In sçavanti homine que voici;
Lequel, in chosis omnibus
Dono ad interrogandum,
Et à fond examinandum
Vostris capacitatibus.
PRIMUS DOCTOR
Si mihi licenciam dat Dominus Præses,
Et tanti docti Doctores,
Et assistantes illustres,
Très sçavanti Bacheliero
Quem estimo et honoro,
Domandabo causam et rationem, quare
Opium facit dormire?
BACHELIERUS
Mihi a docto Doctore
Domandatur causam et rationem, quare
Opium facit dormire?
À quoi respondeo,
Quia est in eo
Virtus dormitiva.
Cujus est natura
Sensus assoupire.
CHORUS
Bene, bene, bene, bene respondere
Dignus, dignus est entrare
In nostro docto corpore.
SECUNDUS DOCTOR
Cum permissione Domini Præsidis,
Doctissimæ Facultatis,
Et totius his nostris actis
Companiæ assistantis,
Domandabo tibi, docte Bacheliere,
Quæ sunt remedia,
Quæ in maladia
Ditte hydropisia
Convenit facere.
BACHELIERUS
Clysterium donare,
Postea seignare,
Ensuitta purgare.
CHORUS
Bene, bene, bene, bene respondere.
Dignus, dignus est entrare
In nostro docto corpore.
TERTIUS DOCTOR
Si bonum semblatur Domino Præsidi,
Doctissimæ Facultati
Et companiæ presenti,
Domandabo tibi, docte Bacheliere,
Quæ remedia eticis,
Pulmonicis, atque asmaticis
Trovas à propos facere.
BACHELIERUS
Clysterium donare,
Postea seignare,
Ensuitta purgare.
CHORUS
Bene, bene, bene, bene respondere:
Dignus, dignus est entrare
In nostro docto corpore.
QUARTUS DOCTOR
Super illas maladias,
Doctus Bachelierus dixit maravillas:
Mais si non ennuyo Dominum Præsidem,
Doctissimam Facultatem,
Et totam honorabilem
Companiam ecoutantem;
Faciam illi unam quæstionem,
De hiero maladus unus
Tombavit in meas manus:
Habet grandam fievram cum redoublamentis
Grandam dolorem capitis,
Et grandum malum au costé,
Cum granda difficultate
Et pena de respirare:
Veillas mihi dire,
Docte Bacheliere,
Quid illi facere?
BACHELIERUS
Clysterium donare,
Postea seignare,
Ensuitta purgare.
QUINTUS DOCTOR
Mais si maladia
Opiniatria,
Non vult se garire,
Quid illi facere?
BACHELIERUS
Clysterium donare,
Postea seignare,
Ensuitta purgare, reseignare, repurgare, et rechilitterisare
CHORUS
Bene, bene, bene, bene respondere:
Dignus, dignus est entrare
In nostro docto corpore.
PRAESES
Juras gardare statuta
Per Facultatem præscripta,
Cum sensu et jugeamento?
BACHELIERUS
Juro.
PRAESES
Essere, in omnibus
Consultationibus
Ancieni aviso,
Aut bono,
Aut mauvaiso?
BACHELIERUS
Juro.
PRAESES
De non jamais te servire
De remediis aucunis
Quam de ceux seulement doctæ Facultatis;
Maladus dust-il crevare
Et mori de suo malo?
BACHELIERUS
Juro.
PRAESES
Ego cum isto boneto
Venerabili et docto,
Dono tibi et concedo
Virtutem et puissanciam,
Medicandi,
Purgandi,
Seignandi,
Perçandi,
Taillandi,
Coupandi,
Et occidendi
Impune per totam terram.
ENTRÉE DE BALLET.
Tous les Chirurgiens et Apothicaires viennent lui faire la révérence en cadence.
BACHELIERUS
Grandes doctores doctrinæ,
De la rhubarbe et du séné:
Ce serait sans douta à moi chosa folla,
Inepta et ridicula,
Si j'allaibam m'engageare
Vobis louangeas donare,
Et entreprenaibam adjoutare
Des lumieras au soleillo,
Et des étoilas au cielo,
Des ondas à l'Oceano;
Et des rosas au printanno;
Agreate qu'avec uno moto
Pro toto remercimento
Rendam gratiam corpori tam docto,
Vobis, vobis debeo
Bien plus qu'à naturæ et qu'à patri meo,
Natura et pater meus
Hominem me habent factum:
Mais vos me, ce qui est bien plus,
Avetis factum medicum,
Honor, favor, et gratia,
Qui, in hoc corde que voilà,
Imprimant ressentimenta
Qui dureront in secula.
CHORUS
Vivat, vivat, vivat, vivat, cent fois vivat
Novus doctor, qui tam bene parlat,
Mille, mille annis et manget et bibat,
Et seignet et tuat!
ENTRÉE DE BALLET.
Tous les Chirurgiens et les Apothicaires dansent au son des instruments et des voix, et des battements de mains, et des mortiers d'apothicaires.
CHIRURGUS
Puisse-t-il voir doctas
Suas ordonnancias,
Omnium chirurgorum,
Et apothiquarum
Remplire boutiquas!
CHORUS
Vivat, vivat, vivat, vivat, cent fois vivat
Novus doctor, qui tam bene parlat
Mille, mille annis et manget et bibat,
Et seignet et tuat!
CHIRURGUS
Puissent toti anni,
Lui essere boni
Et favorabiles,
Et n'habere jamais
Quam pestas, verolas,
Fievras, pluresias,
Fluxus de sang, et dyssenterias.
CHORUS
Vivat, vivat, vivat, vivat, cent fois vivat
Novus doctor, qui tam bene parlat,
Mille, mille annis, et manget et bibat,
Et seignet et tuat!
DERNIÈRE ENTRÉE DE BALLET.
Des Médecins, des Chirurgiens et des Apothicaires, qui sortent tous, selon leur rang, en cérémonie, comme ils sont entrés.